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extraordinaire. Une question dangereuse était posée, une convoitise terrible était éveillée. L’orgueil national s’exaspérait à la pensée qu’un petit pays comme le Danemark détenait injustement une portion de terre allemande.

En 1848, l’espérance de Dahlmann parut près de se réaliser. La Prusse était entrée en campagne contre le Danemark et avait occupé les duchés de vive force. Mais elle ne voulut pas ou n’osa pas aller jusqu’au bout. L’état de l’Europe, et celui de l’Allemagne en particulier, étaient troublés et inquiétans, la Russie hostile. La Prusse signa l’armistice de Malmö, qui équivalait à une retraite complète. L’occasion était perdue : se retrouverait-elle jamais ? Dahlmann ne put assister de sang-froid à cet écroulement de son œuvre. M. Saint-René Taillandier a tracé ici-même[1] le tableau de cette séance du parlement de Francfort où, bouillant de colère, la voix tremblante d’indignation, Dahlmann adjurait l’assemblée de ne pas ratifier l’armistice. « Messieurs, s’écrie-t-il, il n’y a pas trois mois encore, le 9 juin, dans cette même église Saint-Paul, il a été décidé que, dans les affaires du Slesvig, l’honneur de l’Allemagne resterait sauf : entendez-vous ? l’honneur de l’Allemagne ! » Entraînée par Dahlmann, dont elle partage la passion, l’assemblée repousse l’armistice. Le ministère tombe sur cette question. Dahlmann, chargé de former un nouveau cabinet, se heurte aux plus graves difficultés, et le parlement perd dans cette aventure le peu de considération qui lui restait. Dahlmann avait commis une faute politique grossière. M. de Treitschke, qui est plein d’indulgence pour cet ami de la Prusse, en convient tout le premier. Le parlement disposait-il d’une armée pour venger l’honneur de l’Allemagne, dont il se montrait si jaloux ? Pouvait-il imposer sa volonté, et au Danemark, et à la Prusse, qui avait signé l’armistice ? On ne fait pas la guerre, on ne prend pas les places fortes avec des discours. Mieux valait dévorer l’affront que de se laisser aller à cette explosion de sentimens, puisque l’action ne pouvait suivre.

Lorsque Dahlmann mourut, en 1860, il n’était pas consolé. La plaie était restée ouverte. En 1850, il écrivait à Mme Gervinus : « Je vous l’avoue franchement, je ne cesse d’y penser. Si, en septembre 1848, on avait suivi mon conseil, si on avait résolument pris le parti que les circonstances critiques exigeaient, les affaires de l’Allemagne, et en particulier les affaires du Slesvig, seraient dans une meilleure passe. » Et Gervinus lui-même écrivait à Jacob Grimm : « Je peux à peine lire les articles de journaux qui ont rapport au Schlesvig-Holstein ; je les passe exprès, pour ne pas retomber

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1849.