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couronne en 1815 et repoussé franchement des obligations qu’elle ne se souciait pas de remplir. Quant à la Prusse, elle était encore, au commencement du siècle, un objet de terreur et de naine pour beaucoup d’Allemands. Lors de l’arrivée des alliés dans la province du Rhin, en 1814, il avait fallu rassurer la population épouvantée à l’approche des Prussiens. Görres avait dû lui expliquer, dans le Mercure du Rhin, qu’ils ne sont plus les Prussiens d’autrefois ; que ce sont des amis, des libérateurs, des Allemands. Même en 1848, la haine de la Prusse, selon M. de Treitschke, dominait la majorité de l’assemblée à Francfort En un mot, la Prusse et l’Autriche étaient des puissances hybrides, à double face. À l’égard de l’étranger, le Prussien ou l’Autrichien était l’Allemand, à l’égard de l’Allemand, c’était presque l’étranger. Le reste de l’Allemagne pouvait-il s’unir en excluant à la fois la Prusse et l’Autriche ? C’eût été revenir à la confédération du Rhin, souvenir abhorré de tous les patriotes. D’ailleurs, la Prusse et l’Autriche ne l’auraient pas permis, et les intéressés n’y auraient pas consenti. Saxe, Bavière, Wurtemberg, Bade, Hanovre, tous tenaient d’autant plus à leur autonomie qu’elle était plus précaire.

Si Gervinus, Dahlmann et leurs amis avaient vu nettement les nécessités de la situation politique, ils se seraient épargné bien des mécomptes. Deux partis s’offraient à eux, mais il fallait choisir. Ils pouvaient renoncer provisoirement à l’unité, puisqu’elle soulevait tant de difficultés et de dangers, et mettre tous leurs efforts à la préparer pour l’avenir. Ou bien, si le désir de l’unité était trop violent, ils devaient en prévoir et en accepter toutes les conséquences : la guerre et la domination du vainqueur. Mais aucune des deux alternatives ne leur semblait acceptable. Ils auraient voulu que l’Allemagne, parvenant enfin à l’unité, ne devint ni autrichienne ni prussienne, et restât simplement allemande. De là leur tentative de Francfort, déplorable par ses résultats, généreuse, après tout, dans son principe. C’était un effort pour résoudre la plus complexe des questions, avant que la force vînt brutalement la trancher. Et, pourtant, le parlement de Francfort rendait par avance hommage à la force. Si divisé et si impuissant qu’il fût, il se retrouvait unanime pour rêver de revendications et de guerres : il jetait des regards de convoitise au-delà de toutes les frontières, sur le Slesvig-Holstein, sur la Pologne, sur le Luxembourg, sur l’Alsace-Lorraine. Ce symptôme était significatif. L’unité de l’Allemagne devait s’accomplir au profit d’un vainqueur qui saurait contenter son orgueil et satisfaire ses ambitions.


Lévy-Bruhl.