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inexpérimentés, illégitimement admis par la déplorable indulgence des jurys, et qui compromettent l’aspect général de l’exposition, nos sculpteurs français, dans leur ensemble, montrent, cette année encore, qu’ils n’ont pas l’intention de broncher sur les principes ; et l’on reste toujours étonné de la quantité de groupes et de statues, d’un mérite réel, produits régulièrement par leurs mains, si l’on réfléchit surtout à ce que coûte de temps et d’argent la moindre de ces figures et lorsqu’on connaît la modicité des ressources dont disposent en général ces obstinés pétrisseurs d’argile, ces enragés tailleurs de marbre.

Il y aurait d’étranges et touchans récits à faire sur la vie de nos sculpteurs contemporains. C’est peut-être dans cette classe d’artistes qu’on trouve les vocations les plus désintéressées et les plus opiniâtres, les illusions les plus vaillantes et les plus indestructibles, les dévoûmens les plus patiens et les plus résignés. C’est par exception que quelques-uns d’entre eux arrivent à la fortune ; c’est par exception aussi que, même pour les plus estimés, la réputation dépasse un petit cercle et que la renommée se tourne en gloire. La plupart, venus d’en bas, fils d’ouvriers ou de paysans, ayant contracté de bonne heure l’amour de la terre et de la pierre en les remuant et en les maniant, accoutumés aux rudes travaux, gauches de manière et timides d’esprit, mènent une vie difficile qui serait une vie misérable s’ils ne marchaient toujours l’âme fixée sur un songe, sans cesse escortés par l’image de force ou de beauté qu’ils s’obstinent, malgré tous les déboires, à vouloir réaliser. Puissance singulière du besoin de créer ! Il n’est pas rare de voir de pauvres sculpteurs, hantés par leur rêve insaisissable, entraîner avec eux, par la force de leurs convictions, durant de longues années, dans une série d’incroyables sacrifices, non-seulement leurs femmes et leurs enfans, mais encore leurs camarades, leurs voisins, jusqu’à leurs fournisseurs ! Il n’y a guère d’année où ceux qui vivent dans ce petit monde humble et laborieux ne vous puissent montrer une figure de plâtre, de pierre ou de marbre, pour laquelle on a tout engagé, le présent et l’avenir, et dont l’achèvement a exigé la collaboration de bien des petites bourses et de bien des confiances imprudentes. Dans quel espoir, hélas ? D’une médaille qui n’arrive pas toujours, d’un achat qui n’arrive presque jamais. Nos amateurs, qui parfois jettent si follement les billets de banque sur une faïence ou une aquarelle, ne sont point aussi généreux pour les sculptures. La statuaire n’occupe pas encore, dans nos édifices et dans nos appartemens, la place qui pourrait lui être réservée et qu’elle remplirait si bien. Quant à l’état, sur qui l’on compte en dernier lieu, il est pauvre et il paie mal ; c’est cependant l’état qui reste la plus