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admire si profondément les grands humanistes toscans du XVe siècle, les Poggio et les Politien, cherche sans doute à connaître leurs successeurs. On le présente à Ruccellai. Celui-ci, bien qu’il écrive le latin comme un Salluste, se pique de ne parler qu’italien. Érasme est fort embarrassé : « De grâce, lui dit-il, vir prœclare, ne vous servez pas de cette langue ; je ne l’entends pas plus que la langue indienne. » Ruccellai s’obstine, et la conversation ne va pas plus loin. Si Érasme a rencontré beaucoup de semblables résistances, on comprend qu’il ne se soit pas fait de relations à Florence et qu’il ait tant regretté d’y perdre son temps. Pour se consoler, il traduit du grec et vit, dans les livres, avec les Florentins d’autrefois.

Enfin, les chemins sont libres : Bologne est au pape. Érasme y revient précisément pour assister à l’entrée triomphale de Jules II. Cet épisode a laissé dans son esprit des traces profondes. C’est la première fois qu’il se trouve en présence du vicaire de Jésus-Christ, du représentant de Celui dont le royaume n’est pas de ce monde et qui a maudit les œuvres de l’épée. Il lui apparaît, dans tout l’éclat d’un triomphe païen, au milieu des trophées et des acclamations de guerre, casque en tête et cuirasse au flanc. Le lendemain, l’imperator redevient pontife et célèbre une messe solennelle à la cathédrale ; mais le premier spectacle ne s’effacera point de la mémoire d’Érasme. Un monument va d’ailleurs le lui rappeler tous les jours ; il voit s’élever, sur la porte principale de la grande église de San-Petronio, la statue de bronze du vainqueur des Romagnes, modelée et fondue par Michel-Ange. « Mets-moi une épée à la main, » a dit Jules II à son sculpteur, « et surtout point de livre, je ne suis pas un humaniste ; » et l’image colossale et menaçante se dresse au centre de la ville toujours rebelle.

Érasme ne blâmait pas seulement le pape de jouer le rôle des Césars romains et de se montrer « trop digne de son nom de Jules ; » il lui en voulait aussi de prolonger en Italie une guerre préjudiciable aux lettres, et particulièrement à l’université où il comptait travailler : « Je suis venu en Italie, écrivait-il, pour apprendre du grec ; mais la guerre fait rage. Le pape prépare une expédition contre les vénitiens, s’ils résistent à ses volontés. En attendant, les études chôment. » D’autres ennuis l’attendaient à Bologne : le climat ébranla sa santé, d’ordinaire fort délicate ; il eut à se plaindre des compagnons qui étaient venus d’Angleterre avec lui et dont il dut se séparer ; enfin la peste éclata, très violente, et l’obligea à passer quelque temps à la campagne. Mais il goûta de grandes satisfactions d’esprit. Il put enfin apprendre sérieusement le grec, sous la direction d’un des bons hellénistes d’alors, Paolo Bombasio. Ce fut Bombasio qui l’initia complètement à la culture