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italienne, et aucun maître ne fut mieux fait pour ce rôle : son caractère, fier et désintéressé, était digne de son talent ; Érasme s’en fit un ami et a toujours parlé de lui avec une tendre affection ; il chercha même, un peu plus tard, à l’attirer auprès de lui en Angleterre. Bombasio fut peut-être mal inspiré de ne point écouter son élève, car sa carrière en Italie ne fut pas heureuse. Les érudits de ce temps faisaient volontiers de la politique : il prit parti pour l’une des deux factions qui se disputaient Bologne ; vaincu avec les siens, il dut s’exiler et chercher fortune en diverses villes. Après une vie assez tourmentée, il devint secrétaire d’un cardinal, se fixa à Rome, et continua d’écrire à Érasme et de le servir jusqu’à sa mort. Il mourut pendant le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon : un coup d’arquebuse égaré atteignit le pauvre savant, qui depuis longtemps ne s’occupait plus que de ses livres.

Le séjour d’Erasme à Bologne dura treize mois. Il en employa une partie à revoir son livre des Adages, recueil de proverbes grecs et latins entourés de commentaires, véritable encyclopédie raisonnée de la sagesse antique. Il l’avait déjà publié à Paris, et en destinait la seconde édition, fort augmentée, à l’imprimerie vénitienne d’Alde Manuce, alors dans toute sa renommée. Il écrivit à Manuce et lui offrit d’abord une traduction latine de deux tragédies d’Euripide, essai méritoire pour l’époque et qui n’avait pas été tenté. L’imprimeur accepta avec empressement et fit paraître cet opuscule. Il se chargea aussi des Adages ; mais il invita l’auteur à venir lui-même à Venise, lui faisant entendre qu’il enrichirait beaucoup son ouvrage s’il l’achevait à portée des manuscrits de la bibliothèque de Saint-Marc et avec les conseils des érudits vénitiens. Érasme était curieux de voir la ville des lagunes, plus curieux encore de connaître Alde Manuce et ce savant groupe d’hellénistes dont Bombasio lui avait souvent parlé. Il se rendit aux instances d’Aide, et arriva à Venise au commencement de l’année 1508. Alde ne voulut pas qu’il logeât ailleurs que dans sa maison ; il l’admit à la table de famille, et, pendant huit mois environ, Érasme vécut de la vie de son imprimeur, dans un milieu tout nouveau pour lui et dont rien jusqu’alors n’avait pu lui donner l’idée.

La ville même de Venise offrait à l’étranger un spectacle incomparable. Notre Philippe de Commynes raconte combien il fut « émerveillé de voir l’assiette de cette cité, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l’eau ; » il s’extasie devant la beauté du Grand-Canal, où « les maisons sont fort grandes et hautes et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans, toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d’Istrie… C’est la plus triomphante cité que j’aie jamais vue, et qui plus fait d’honneur à ambassadeurs