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ministrateurs qui n’ont ni les mêmes mœurs, ni les mêmes idées, ni le même tour d’esprit, qui ne parlent pas la même langue, quoiqu’ils parlent tous allemand, et qui surtout ne peuvent s’entendre sur ce qu’ils se doivent les uns aux autres.

L’Alsacien est un peuple paisible, travailleur, économe, facilement gouvernable. « Cette population, je ne crains pas de l’affirmer, disait le chancelier de l’empire le 2 mai 1871, est en ce qui concerne l’honnêteté et l’amour de l’ordre une véritable aristocratie. » L’année suivante, il disait encore : « Pourquoi nous devons mettre sous la tutelle de l’empire ce pays dont les habitans sont des enfans depuis longtemps venus à terme, en vérité je ne le comprends pas. » L’Alsacien le comprend encore moins. Il est doux, mais il est digne et tenace. S’il obéit à l’autorité et à la loi, l’autorité fût-elle dure et la loi déraisonnable, il n’en pense pas moins, il se réserve le droit de juger ses juges, et quand il a le malheur d’avoir un maître, il ne se croit pas tenu de changer ses opinions pour lui être agréable. « Bons diables au fond, disait l’un d’eux, les Alsaciens distinguent entre le respect dû à la loi et l’effacement de leur raison devant les raisons particulières aux autorités payées au moyen de leurs contributions. Ils croient comprendre leurs intérêts aussi bien que M. le Kreisdirector, et ils se passent de ses conseils pour le choix de leurs mandataires. » Sous le régime français déjà, les candidatures patronnées par le gouvernement leur plaisaient peu ; en 1869, le baron Zorn de Bulach, alors chambellan de l’empereur Napoléon, et M. Jean Dollfus lui-même, en firent l’expérience à leurs dépens. Depuis que l’Alsace est allemande et qu’elle envoie des députés au Reichstag, les candidats officiels lui agréent encore moins. L’un d’eux, se promenant un jour d’été avec son sous-préfet, se baissait de temps à autre et tirait son mouchoir pour épousseter les bottes de ce haut personnage. Ses électeurs lui firent voir qu’ils n’entendaient pas être représentés à Berlin par un homme si prodigieusement aimable.

L’Alsacien n’oubliera pas de longtemps que la France l’a élevé. Comme tout Français, il a l’humeur égalitaire ; on ne lui persuadera jamais que certains hommes naissent avec une selle sur le dos et d’autres avec des éperons aux pieds. Il n’aime pas que ses gouvernans se croient d’une autre caste, d’une autre espèce que lui et le traitent de haut en bas ; il est accoutumé à ce qu’on ait des égards pour sa dignité. Il ne peut souffrir non plus qu’on s’ingère dans ses affaires de cœur et de conscience. Il a peut-être des souvenirs qui le hantent, des regrets, des amours secrètes et de secrètes espérances ; il ne pense pas en devoir compte à personne : il obéit ; n’est-ce pas assez ? « Depuis que vous êtes nos maîtres, disait au Reichstag, en 1879, un député d’Alsace, nous vous avons prouvé que nous savions respecter ce qui vous semble respectable, et nous désirons que de votre côté vous