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DEUX GOUVERNEURS DE L’ALSACE-LORRAINE

respectiez en nous des sentimens qui nous sont sacrés. » Quelques mois plus tard, le bourgeois de Mulhouse que j’ai déjà cité écrivait : « Ce que nous demandons, nous les bourgeois annexés de l’Alsace-Lorraine, c’est de vivre le moins mal possible dans une situation et sous un régime que nous n’avons pas choisis, que nous subissons au contraire par la force des choses. Le chancelier allemand, la France et le monde savent à quoi s’en tenir sur nos sentimens intimes. Mais enfin de plus sages l’ont dit : Mieux vaut vivre que philosopher, et nous voulons vivre tranquilles, et autant que possible vivre bien. Le pot-au-feu d’abord, la gloire après ! »

L’Alsacien-Lorrain pense que les étrangers qui le gouvernent et qu’il paie de son argent devraient s’appliquer, par leurs bons soins, par leurs ménagemens, à lui faire oublier son malheur, à le réconcilier avec ses nouvelles destinées ; mais ces étrangers pensent au contraire qu’ils font honneur à l’Alsacien-Lorrain en l’administrant bien ou mal : entre deux points de vue si divergens, aucun accord n’est possible. Tous ces bureaucrates, accourus de tous les coins de l’Allemagne dans le Reichsland, l’ont considéré dès l’origine comme un pays conquis, comme une proie ou comme une vache à lait, comme une ferme à exploiter, comme une terre riche et grasse où les traitemens sont beaucoup plus considérables que sur la rive droite du Rhin, et dans lequel un Kreisdirector, outre ses appointemens, reçoit 3 000 marcs d’indemnité pour une voiture à deux chevaux, et jusqu’à 1 500 marcs de supplément de paie ou de Ortszulagen. Touchant une solde de campagne et regardant comme une contribution de guerre l’argent alsacien qui entre dans leurs poches, ces fonctionnaires ont l’humeur militante ; ils ôtent rarement leurs bottes, ils ne mettent jamais leurs pantoufles. Quand M. Herzog, attaché alors à la chancellerie de l’empire et chargé de la direction des affaires du Reichsland, vint à Mulhouse, quelqu’un lui représenta qu’il serait bon de répondre au vœu de la population en accordant aux provinces annexées un régime moins rigoureux. Il répondit sèchement : « Les vœux de la population me sont absolument indifférens. » Le maître avait parlé, son mot courut, et les subalternes en firent leur devise.

Ajoutez que ces fonctionnaires, dont le chef est investi de pouvoirs dictatoriaux, se vantent d’y avoir part en quelque mesure : la dictature est une grâce qui se communique et se répand. Beaucoup ont pour principe que l’administration peut tout, et ils agissent en conséquence, ils tranchent du petit potentat. Tel agent en sous-ordre se plaît à faire sentir le poids de son autorité, et il exige, selon le mot du pays, « qu’on danse comme il siffle. » Ajoutez encore que les bureaucrates allemands ont une disposition naturelle à scruter les esprits et les cœurs ; ils aiment à lire dans les têtes, ils se défient des arrière-pensées ; il ne leur suffit pas qu’on obéisse, ils entendent que l’obéissance soit