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beau et très épineux. Leur âme est aussi élevée que leur esprit, et la bonté de leur cœur, dont je connais toute l’étendue, leur fait penser très sérieusement à tout ce qui les doit occuper. La matière est grave et peut-être sans exemple… Je crois que M. le comte de Bergueick et vous aurez l’occasion de vous entretenir de ces affaires. Vous ne pouvez mieux servir vos maîtres qu’en agissant de concert et en vous disant, de bonne foi, vos idées de part et d’autre. »

Mais « ces affaires » dont la princesse des Ursins voulait remettre prudemment la discussion entre les mains du représentant de Philippe V à Versailles, afin, sans doute, de les traîner en longueur et de méditer, à son aise, sur le meilleur parti que l’on en pourrait tirer dans l’intérêt de la monarchie d’Espagne, étaient précisément de celles qui ne souffrent aucun atermoiement. Si les ministres de la reine Anne ne parvenaient point à ménager promptement la paix, ils étaient perdus. Ils ne pouvaient se faire aucune illusion à cet égard. Dévoré d’inquiétude et d’impatience, Harley avait dépêché son cousin à Utrecht ; Saint-John avait fait partir l’abbé Gauthier pour Versailles. L’un, afin de rassurer les amis de l’Angleterre, déclara, au nom de sa souveraine, que les négociations seraient immédiatement rompues si le roi de France n’accordait pas la garantie que réclamait impérieusement le repos de l’Europe ; l’autre était chargé de remettre à Torcy un mémoire par lequel la reine exigeait que Philippe V se hâtât d’assurer ce repos par sa renonciation formelle et authentique au trône de France en faveur du duc de Berry, son frère.

Il s’agit tout d’abord pour Louis XIV de gagner du temps, afin de pouvoir s’entendre avec son petit-fils. Dans ses lettres patentes de l’année 1700, il n’avait invoqué que « sa grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale. » Il se retranche maintenant, comme dans une forteresse assiégée, derrière les lois fondamentales du royaume qui enchaînent cette puissance et cette autorité. Il dissimule soigneusement « sa grâce spéciale, » se tient prudemment dans l’ombre et se contente de faire combattre ses légistes. Torcy envoie l’abbé au congrès et le charge d’y réfuter, de sa part, les argumens du mémoire qu’il a reçu, par son entremise, des ministres britanniques. « La matière est assez importante pour se donner le temps de délibérer sur sa décision. Maître de son état, le roi ne l’est pas d’en changer les lois fondamentales. C’est ce que démontre très bien un fameux magistrat, Jérôme Bignon, avocat-général, lorsqu’il écrit qu’en vertu de ces lois, le prince qui est le plus proche de la couronne en est héritier de toute nécessité ; que c’est un héritage qu’il ne reçoit ni du roi son prédécesseur ni de la loi ; de sorte que, lorsqu’un roi vient à mourir, l’autre lui succède