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civilisations latines ou plus vieilles sont restées dans le monde sous la forme où le conteur toscan les a réduites et non sous une autre. D’autres ont vu plus haut ; aucun n’a vu si vrai. D’autres ont été guidés par une conscience plus épurée, vers des sommets plus âpres et de plus surhumaines sources d’inspiration. Mais dès que Boccace fait entrer ses personnages en scène, on ne peut se défendre ; on s’arrête, on regarde, on est pris : jeunes, vieux, touchans, ridicules, hommes, femmes, contemporains ou légendaires, tous vivent, parlent, agissent, aiment, haïssent. Nous les connaissons, nous les avons vus. C’est la vie.

Dès l’abord, le poète se meut dans un monde qui lui appartient, factice, mais vivant, à la fois antique et médiéval, lieu moyen entre les derniers conteurs du monde romain et les nouvelliers de la renaissance. Plus tard, l’érudition fera connaître assez l’antiquité, pour qu’il ne soit plus possible de la peindre avec cette charmante fausseté, cette naïveté si sincère. Boccace n’a peint ni des Romains ni des Grecs, mais des Napolitains du XIVe siècle, qui peut-être n’étaient pas si différens qu’on le croirait des Romains et des Grecs. Dans ses tableaux de la nature, il y a quelque souffle de Théocrite ; dans l’enchevêtrement des aventures, quelque souvenir d’Apulée. L’inspiration de ses récits est antique, à coup sûr, bien que l’antiquité y soit travestie de la plus bizarre façon, et que la confusion des noms païens et des sentimens chrétiens y soit extraordinaire. Par la confusion des images et des mots se préparait l’éclosion des arts antiques dans une société chrétienne. Le mélange de toutes les idées ne pouvait être plus complet que dans Boccace, auquel sa naissance, son éducation de hasard, la corruption des milieux où il avait vécu, n’avaient pu mettre à l’âme que bien peu de notions précises. D’ailleurs, il écrivait pour des sociétés frivoles, et surtout pour des femmes.

On doit beaucoup aux femmes pour la formation de la langue italienne. C’est pour elles que Pétrarque et Boccace ont écrit en italien, pour elles qu’ils ont brisé en une « phrase courte et incisive » la lourde période du latin médiéval. Mais il est remarquable que, tout en consacrant une si grande part de leur œuvre aux femmes, ils méprisaient cette part de leur œuvre et méprisaient les femmes. Pétrarque les méprisait dans le profond de son âme hautaine, et Boccace croyait le devoir, comme philosophe. Il les considère comme « d’esprit lent, » les déclare « avares, entêtées et orgueilleuses ; » il les veut « soumises et obéissantes à l’homme, » qui leur est en tout supérieur. Elles sont incapables de pensées sérieuses, et bonnes seulement « pour le fuseau et la quenouille, » Il les offense par des proverbes incivils qu’il cite avec complaisance : « Mieux vaut un bon porc qu’une belle fille ; » et cet autre, auquel