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sans prononcer un mot, et nous laissa pénétrer dans la cour. Arrivés devant le château, je descendis et suivis le vieillard, en montant les marches qui conduisaient à l’entrée du vestibule.

Après avoir allumé les bougies d’un candélabre en argent, Kajetan me précéda à travers des corridors où étaient accrochés de vieux portraits, des tableaux de fruits, et des scènes de chasse. Nous montâmes un escalier, et Kajetan ouvrit la porte d’une chambre spacieuse où je devais passer la nuit. Tandis qu’il la préparait, j’eus tout le loisir de l’examiner. C’était un homme de haute taille, maigre, dont les joues roses et les bons yeux bleus avaient presque un air juvénile dans le cadre blanc dont les années avaient entouré sa figure aimable. Il portait une sorte de livrée, dont la pièce principale était un surtout brun de tabac passé de mode, avec de longues basques, et une cravate blanche. Quand il souriait, il laissait entrevoir deux rangées de dents blanches que maint jeune homme d’à présent ne manquerait pas de lui envier. Ses mains, très soignées, semblaient plutôt celles d’un prêtre catholique dont le casuel serait des plus fructueux.

Quand il se fut retiré, j’ouvris la fenêtre, car l’air de la chambre était chaud et lourd. Le vent gonflait les rideaux blancs comme des voiles, et la pluie venait tomber avec fracas sur la fenêtre. Mais l’orage s’éloignait lentement vers le sud, un intervalle de plus en plus long séparait le tonnerre de l’éclair. Les grondemens sourds allaient toujours s’affaiblissant. L’eau gargouillait de tous côtés, avec un bruit larmoyant. Les nuages, émiettés, se dispersaient, et le ciel commençait à s’éclaircir.

On venait de heurter doucement à ma porte, et Kajetan apparut sur le seuil, un sourire aimable sur les lèvres.

— Monsieur vous prie de vouloir bien souper avec lui, me dit-il.

— C’est bien aimable, répondis-je, mais pour rien au monde je ne voudrais l’importuner.

— S’il vous invite, vous pouvez accepter sans scrupules, répliqua le vieillard ; seulement ne vous étonnez de quoi que ce soit, et ne lui adressez aucune question, me dit-il à voix basse, en promenant son regard par la chambre avec une sorte d’inquiétude.

— Tu fais bien de me prévenir.

— Je ne fais que mon devoir. Du reste, mon maître est la bonté personnifiée, et vous n’aurez aucune difficulté à vous entendre avec lui.

Nous descendîmes et traversâmes plusieurs pièces. Les bougies du candélabre que portait Kajetan vacillaient et jetaient des lueurs troublées sur les murs, faisant émerger, momentanément, de l’obscurité tantôt le damas étrange des meubles, des tapisseries fantas-