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sence, il me regarda et me fit ses excuses. — Permettez-moi, ajouta-t-il, de m’éloigner encore un instant, puis je serai tout à vous.

Il prit une bougie et entra dans la chambre à côté, où se trouvaient deux lits entourés de rideaux blancs. Il déposa sa bougie sur un guéridon couvert de livres, placé au chevet de l’un de ces lits, et, marchant sur la pointe des pieds, il s’approcha de l’autre, dont il ouvrit les rideaux avec des précautions toutes maternelles.

— Bonne nuit, mon enfant, murmura-t-il, bonne nuit !

En revenant près de moi, il me fit un signe de tête plein d’une douce satisfaction. — Il dort, me dit-il, il rêve peut-être du petit chat que je lui ai promis, car sa figure est éclairée par un sourire bienheureux. Le jour de son anniversaire approche, c’est pourquoi j’ai cherché à savoir ce qu’il peut désirer à cette occasion. Il est si modeste ! Jamais il ne m’a demandé un cadeau ; et, pourtant, c’est ma plus grande joie, mon seul plaisir que de réaliser ses petits rêves innocens et humbles. À Noël, je lui ai donné cette petite armoire pleine de livres. Maintenant, il voudrait une montre. Hors de lui, je ne connais aucun bonheur. Quand je lis quelque chose de beau, il me faut le lui communiquer. C’est alors que je jouis réellement de ce que je lis. Quand je me promène avec lui dans la forêt, ou quand nous gravissons quelque colline nous offrant une vue pittoresque ; quand le soleil se couche dans un jeu de lumière rare et curieux, ou bien quand les nuages prennent des formes bizarres, ou qu’un oiseau chante mieux que les autres, je me figure toujours que tout cela n’est créé que pour lui, et je n’ai pas de plus grand plaisir que d’appeler son attention sur toutes les beautés de la nature. Alors, je suis bien heureux ! Personne ne sait combien je suis heureux ! Que sont toutes les découvertes et toutes les productions de l’esprit humain ? Qu’est-ce que la gloire ? qu’est-ce que l’honneur ? que sont toutes les jouissances de ce monde comparées au sourire d’un enfant ? Est-ce que je suis seul ainsi ? Je l’ai, lui, et il m’a tout entier. Que nous faut-il de plus ?

Je regardai Serbratowitsch, mais la parole expira sur mes lèvres. Je m’approchai de la fenêtre, afin de cacher mon émotion et mes larmes.

Que la nature est cruelle ! Mais était-ce de la cruauté ? Elle lui avait tout pris et lui avait rendu tout dans un rêve, dans une douce fantaisie qui le rendait singulièrement heureux ?

— Il est tard, dit-il en s’approchant de moi, vous devez être fatigué ; votre voyage, parmi les élémens déchaînés, a été pénible. Allons nous coucher. Bonne nuit !

— Bonne nuit ! monsieur !