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cependant une différence n’en subsiste pas moins, une différence essentielle, et une différence profonde. Victimes d’une espèce de fatalité passionnelle, les héros de Victor Hugo sont « des forces qui vont, » — c’est Hernani qui le dit à doña Sol, — et, comme telles, dont les circonstances, ou plus souvent encore le caprice du poète font à peu près ce qu’ils veulent. Peut-être même, à le bien prendre, n’ont-ils d’énergie que dans le discours, et leur volonté ne s’exerce-t-elle que sur le choix de leurs métaphores. Au contraire, les héros de Corneille, maîtres d’eux-mêmes et de leurs actes, le demeurent, et la circonstance ou l’occasion ne leur sont, jusqu’à ce qu’ils y succombent, qu’une perpétuelle matière de lutte et de victoire. Ici, la nécessité des vertus et des vices,


D’un astre impérieux ne suit pas les caprices ;


mais la volonté se déploie d’elle-même, pour ainsi dire, ou en s’accroissant à mesure de la résistance que les hommes ou les événemens lui opposent. Et c’est d’abord pour cette raison, tandis que Ruy Blas et qu’Hernani, par-dessous l’incomparable splendeur lyrique, ne sont au fond que des mélodrames, que le Cid et Don Sanche, eux, sont de vrais drames, — dont je conviens d’ailleurs que le second est fort médiocre.

Mais cette raison n’est pas la seule, et, pour achever de la distinguer du mélodrame avec la volonté, c’est la moralité qui rentre dans la tragédie de Corneille. En effet, comme la volonté ne s’y développe jamais sans la glorification ou la justification de ses actes, et que le crime lui-même, presque en toute rencontre, y tâche à tourner de son côté le droit et la morale, il en résulte que le drame, quand encore il ne roule pas tout entier sur un cas de conscience, y touche au moins toujours, et toujours aussi nous oblige à nous interroger sur quelqu’une de ces grandes questions qui partagent les hommes. Est-il vrai que l’on doive à sa maîtresse aussi bien qu’à son père ? ainsi que Rodrigue est tenté un moment de le croire ; et, pour venger un père, lui doit-on, comme Chimène, immoler son amant ? Devons-nous davantage à la patrie qu’à la famille ? et l’état, c’est-à-dire la communauté sociale, peut-il exiger de nous le sacrifice des obligations sur lesquelles on peut dire qu’il repose lui-même ? Ou bien encore, une femme, en toute occasion, doit-elle prendre le parti de son mari contre son père, de Polyeucte contre Félix ? et Polyeucte, aux dépens des devoirs qu’il a librement contractés envers Pauline, a-t-il le droit de courir au martyre ? Tels sont, pour n’en pas prolonger l’énumération, quelques-uns des cas de conscience dont Corneille, avec cette adresse instinctive qui est