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l’une des formes ou des parties du génie même, a su mêler la discussion au drame de la volonté. Il n’y a rien encore de pareil dans le théâtre romantique. Mais c’est ainsi qu’en rendant la tragédie capable de « prouver » quelque chose, de le discuter au moins ou de le proposer, Corneille, en même temps qu’un intérêt humain, lui a donné une dignité littéraire, également inconnus avant lui. Nous sommes tous intéressés au dénoûment du Cid et de Polyeucte, nous y sommes tous partie, si l’on peut ainsi dire, tandis qu’en vérité, de savoir ce que pourront durer les amours de Ruy Blas et de sa reine d’Espagne, et qui l’emportera de Triboulet ou de François Ier, cela n’intéresse que François Ier, ne touche que la reine d’Espagne, et ne regarde enfin que Ruy Blas.

On verra là l’explication, et peut-être l’excuse, de la place que tiennent, dans la tragédie de Corneille, la rhétorique et la déclamation. Car, de dire qu’il est Normand, et bas-Normand, on a raison, mais d’autres aussi sont Normands, qui ne déclament pas plus que ceux de Marseille ; et, d’autre part, tous les rhéteurs ne sont pas de Rouen. Mais la vérité, lorsque son Horace ou son Emilie, par exemple, parlent si longuement :


Impatiens désirs d’une illustre vengeance,
A qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfans impétueux de mon ressentiment,..


c’est qu’ils peuvent bien être sûrs de la fermeté de leurs résolutions, et que la menace de la mort même ne les leur fera pas rompre : ils le sont beaucoup moins de la valeur morale des actes qu’ils se préparent à commettre. Dirai-je qu’ils s’étourdissent donc du fracas de leurs paroles ? mais, plutôt encore, qu’ils essaient, pour se rendre l’opinion favorable, de l’envelopper dans leurs sophismes, à moins que, pour la dompter, ils ne la bravent ; — et c’est ce qui ne va pas, ce qui ne saurait aller sans beaucoup de discours ou même un peu de verbiage. A plus forte raison, quand ils veulent, comme presque toujours, que leurs victimes elles-mêmes les approuvent, c’est alors qu’ils ont besoin de toutes les ressources de leur rhétorique. Rodrigue veut faire convenir Chimène qu’il a tuer le comte de Gormas. Horace veut faire convenir Curiace que son devoir est de l’égorger. Emilie veut faire convenir Auguste qu’elle a conspirer contre lui. Cléopâtre veut faire convenir ses fils qu’ils doivent la débarrasser de Rodogune. Mais, le moyen de les en faire convenir sans commencer par détruire en eux, à force d’éloquence et de raisonnement, tout ce qui s’y oppose ? sans les inquiéter, si l’on peut ainsi dire, sur leurs préjugés les plus légitimes, leurs sentimens les plus naturels, leurs convictions les plus