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Les principes qui suffisent à la conduite de la vie commune ne cessent pas d’être les principes, mais ils deviennent obscurs, ils perdent quelque chose au moins de leur clarté dans les occasions extraordinaires où Corneille aime à placer ses Rodrigue et ses Horace. Mais en même temps qu’un air de subtilité, c’est ce qui achève de donner aux chefs-d’œuvre de son théâtre leur aspect de grandeur morale.

Que maintenant, comme aux casuistes, et nous pourrions bien ajouter comme aux jurisconsultes, il lui soit arrivé quelquefois de passer la limite, c’est ce que nous verrons mieux tout à l’heure, et c’est ce qu’on ne saurait nier. La pente, en effet, est glissante : on veut des « espèces » qui soient belles, d’abord, ou « illustres, » ainsi que s’exprime Corneille ; on en veut bientôt qui soient rares ; d’où l’on finit par passer aux bizarres, — pour ne pas dire aux immorales. C’est le cas de Sanchez et d’Escobar, quand, dans leurs énormes Morales, avec une liberté de langage qui n’est égalée que par la déplorable fécondité de leur imaginative, ils font, selon le mot de Pascal, de « si jolies questions. » QUID, qu’arriverait-il si, par hypothèse, à telle ou telle complication, nous en faisions intervenir une autre ? Il y a quelque chose de cela dans la tragédie de Corneille, et, lui aussi, il fait de « jolies questions. » Que Pauline, par exemple, qui n’aime Polyeucte que « par devoir, » veuille cependant, après avoir essayé de l’arracher au supplice, le suivre jusque dans la mort, certes, voilà qui est rare, et voilà qui est déjà beau. Mais combien plus beau, étant plus rare encore, qu’ayant toujours présent le souvenir de Sévère, elle en fasse le sacrifice à Polyeucte, dans le moment même qu’elle pourrait l’accuser de trahir ses devoirs envers elle ! Ou bien, dans Rodogune, que, l’ambition étouffant non-seulement l’amour maternel, mais jusqu’à l’humanité dans le cœur de Cléopâtre, elle ne consente à résigner le trône qu’au meurtrier de Rodogune, la situation est déjà forte et les sentimens assez extraordinaires ! Mais que Rodogune, à son tour, mette les deux princes qui l’aiment à choisir de la perdre ou de la délivrer de leur propre mère, voilà une étrange exigence de l’amour, et voilà un atroce combat de la passion et du devoir ! Autant qu’à Filliuccius ou qu’au bon Caramuel, toutes ces situations plaisent à notre Corneille, comme autant d’occasions d’y faire admirer, avec la force de son invention, la subtilité, l’ingéniosité, l’originalité de sa dialectique. Et c’est ce que l’on a quelquefois appelé d’un mot assez juste le naïf étalage de son « machiavélisme ; » dont les exemples abonderaient dans les moins lues de ses tragédies, dans son Pertharite, dans son Othon, dans son Attila, mais dont les commencemens sont faciles à surprendre