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chères ? et le moyen d’y réussir, sans y employer ensemble ou tour à tour ce que Polyeucte appelle quelque part toutes les « ruses de l’enfer : » la promesse et la menace, l’artifice et la vérité, la logique et la passion, la caresse et l’injure, la séduction ou la terreur ? Les personnages de Corneille parleraient moins, et moins éloquemment, ils déclameraient moins, si d’abord ils portaient moins haut l’orgueil de leur liberté, s’ils étaient mêlés dans des occasions moins illustres d’elles-mêmes, et si c’était enfin et surtout dans des « espèces » morales moins extraordinaires qu’ils prissent la parole.

Ai-je besoin d’ajouter qu’ils parleraient aussi d’une manière moins subtile, et que, dans leurs discours, il se glisserait moins de chicane ou moins de sophistique ? Je sais que le grand Corneille avait l’imagination naturellement contentieuse et processive ; que de ce défaut de nature, assurément, ses fonctions d’avocat du roi à la table de marbre n’étaient point faites pour le corriger ; que son temps, comme il est celui de la préciosité, des conversations de l’hôtel de Rambouillet et des Lettres de Balzac, est aussi celui des raffinemens de la casuistique, le temps du père Bauny et du père Le Moyne. Mais, après cela, je sais surtout que ni la vie ni la morale ne sont toujours aussi simples que l’on le veut bien dire, et que le devoir n’apparaît pas, en toute occurrence, avec la clarté supérieure et l’évidence impérative d’une proposition ou d’un axiome de géométrie. Moralistes grossiers, ou peut-être hypocrites, qui ne craignez pas d’enseigner que là où l’instinct parle et fait entendre sa voix si aisément persuasive, là aussi est le devoir, dites-nous donc où est le devoir de Polyeucte, entre Pauline et son Dieu qui l’appelle ? où est le devoir de Théodore, entre le respect de soi-même et l’abjuration de sa foi ? où est le devoir d’Antiochus, entre sa maîtresse et sa mère ? où est même le devoir d’Emilie, entre ce qu’elle doit au souvenir de son père et ce qu’elle doit aux faveurs dont elle s’est laissée combler par Auguste ? C’est ce que personne au monde ne peut dire simplement, sans distinguer, sans diviser, et sans épiloguer, parce que c’est ce qui dépend d’une infinité de circonstances, et qu’il y a question sur tous ces points que l’on a quelquefois prétendu décider par une pantalonnade. Mais c’est bien aussi la vraie raison, sinon la seule, c’est la plus profonde et c’est la raison dernière de cette subtilité que l’on a reprochée quelquefois, que l’on reproche encore aux héros de Corneille. S’ils discutent en casuistes, c’est que la casuistique commence justement où finit la morale vulgaire :


Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre.