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celle de notre misère. Beethoven a compris la différence des deux invocations, l’une au Seigneur, au Maître ; l’autre plus tendre, traînée douloureusement sur une sorte de vocalise lente jusqu’aux pieds du Christ, du Dieu fait homme pour les hommes. Tout cet exorde annonce dignement, par ses vastes proportions, par la noblesse de son style, une œuvre grandiose. Tour à tour le chœur et les solistes chantent : de l’ensemble de l’humanité se détachent quelques âmes d’élite, interprètes de la foule des âmes, demandant miséricorde pour elles-mêmes et pour la multitude.

Avec le Gloria, nous passons de l’homme à Dieu, à sa toute-puissance, qui contraste avec notre faiblesse. Le début est foudroyant, dialogué avec une rapidité et une vigueur superbes. Tout ici crie la force et la royauté divines. Quelle joie dans ces attaques successives ! joie presque guerrière, d’archanges qui portent le casque d’or et le glaive de feu ! In terra pax hominibus ! Aussitôt les cris s’éteignent et la paix descend lentement sur les hommes de bonne volonté. Puis louanges, bénédictions montent vers Dieu à toute volée ; mais, sur les mots Adoramus te plane une subite douceur, une crainte respectueuse. Après un soupçon de fugue s’élève un chant adorable, un chant d’amour et de reconnaissance, premier mouvement de tendresse au cours de cet hymne triomphal. Apres chaque épisode, la gloire, toujours la gloire, reparaît par des explosions soudaines, par de fulgurantes rentrées en ce beau ton de majeur qui domine la messe. La gloire en haut, et en bas la honte ! Toi qui portes les péchés du monde ! Qui tollis ! qui tollis ! Les mots répétés semblent plier sous le fardeau. Miserere, ô miserere, poursuivent les voix, et cette seule interjection ajoutée redouble étrangement l’angoisse de la prière. A travers des modulations admirables, porté par la psalmodie frissonnante des chœurs, le grand mot Miserere passe et repasse lentement. Hélas ! pourquoi faut-il que tant de beautés, et si dramatiques, aboutissent à une fugue aride !

La clé de voûte du gigantesque édifice est le Credo. Nous voici au cœur de l’œuvre, et au cœur de ce grand sujet : la messe catholique. Le Credo commence par une affirmation si fière, qu’on ne saurait discuter une croyance ainsi proclamée. Presque aussitôt se succèdent deux sublimes épisodes, les deux sommets de ce poème et de ce drame qui fut la destinée de Jésus, et les deux pôles de la foi : l’Incarnation et la Rédemption, la Naissance et la Mort de Dieu. Jamais peut-être Beethoven lui-même ne s’est élevé plus haut ; jamais il n’a rien écrit de plus admirable. Qui ne donnerait pour une seule de ces pages toutes les fugues d’hier et celles de demain ! Le voilà, le génie ! Il n’est pas dans les débris du passé, mais dans ces glorieux symptômes de l’avenir, dans ce verbe nouveau qui brûle ici les lèvres du plus grand entre tous les hommes qui aient jamais chanté.