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spectacle. Le long des rues, tous les habitans, hommes, femmes, enfans, vieillards, marchent attentifs, le cou tendu, l’oreille au guet, surveillant le moindre bruit venant du fleuve. Chaque vibration de l’air arrête brusquement leurs pas; ils se tournent du côté du levant et écoutent dans un profond recueillement. Si les sous éloignés s’éteignent ou détonnent, ils continuent tranquillement leur route; mais si, au contraire, le bruit grandit, s’accentue, remplissant bientôt l’air d’un grondement de tonnerre, accompagné de sinistres craquemens souterrains qui ressemblent à des rafales de tempête, alors ces Yakoutes, si paisibles un moment auparavant, s’animent tout à coup d’une façon extraordinaire, et mille cris joyeux percent l’air :

— La glace craque!.. elle se brise!.. la débâcle commence!.. entendez-vous?..

Bruyamment ils se dispersent dans toutes les directions et se hâtent d’aller porter à ceux qui sont demeurés au logis la grande nouvelle. Et ce n’est pas seulement aux amis, mais à tous les indifférens, que, mus par un sentiment de fraternel devoir, ils jettent ces mots magiques :

— La Lena a bougé !..

Bientôt ces paroles, répétées à l’infini, modulées par des centaines de voix, arrivent aux yourtes (maisons) les plus reculées. Une fièvre saisit alors toute cette population; ceux qui peuvent seulement se lever s’empressent de se vêtir, et tous, d’un élan unanime, courent au bord du fleuve.

Là, sur la berge, une foule en délire suit anxieuse le plus imposant phénomène de la nature qu’il soit donné d’admirer en ce pays. Sur un lit d’une largeur de sept kilomètres, des glaçons énormes, poussés par le courant, s’amoncellent à la hauteur fabuleuse de maisons colossales, de montagnes géantes, qui s’effondrent, se fracassent avec des gémissemens terribles, semant, en se brisant, un éparpillement de millions d’aiguilles, qui poudroient et s’irradient sous le soleil en de merveilleux chatoiemens.

Mais pour bien comprendre ce qui rassemble ainsi sur les bords du fleuve cette population haletante, il faut avoir passé un hiver en Sibérie. Et, d’abord, il ne se mêle à son enthousiasme nulle préoccupation esthétique; la vue de cet incomparable spectacle n’est pour rien dans son émotion : non, ces hommes qui, dans leur lutte désespérée avec des froids insensés, des rigueurs inhumaines, ont épuisé leurs dernières forces, qui, depuis si longtemps, languissent, soupirent après la chaleur bienfaisante du soleil... ces hommes n’ont qu’un but : celui d’assister enfin de leurs propres yeux au triomphe final du soleil et à l’anéantissement complet de cet hiver impitoyable.