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La vue de ces collines adorables, l’épanouissement de cette population qu’on rencontrait à chaque pas, cette molle béatitude qui semblait ne faire qu’un avec l’air ambiant, commençaient à éveiller en moi un enchantement tel que je m’y abandonnai bientôt de toute la puissance de mon être. Chaque jour je sortais de la ville, j’allais repaître mes regards de la merveilleuse nature et me baigner avidement dans la tiédeur du soleil.

Je prenais ordinairement pour but de mes excursions l’une ou l’autre de ces yourtes qui, disséminées dans la campagne et fort espacées entre elles, font paraître le pays plus peuplé qu’il ne l’est en réalité. Dans chaque cabane, l’habitant vous offre habituellement du koumys et du fait frais. Certes, ces boissons ne sont point exemptes d’une odeur particulièrement désagréable, répulsive même, qui fait dire aux étrangers en y portant les lèvres : Ça sent le Yakoute !.. Mais faute d’autre chose on finit par s’y faire, et, pour ma part, j’étais arrivé à en prendre en très grande quantité, et sans la moindre répugnance.

Parmi les différentes yourtes que je fréquentais, il s’en trouvait une qui me plaisait particulièrement à cause de sa position écartée, en pleine forêt, au bord d’un lac profond. Cette cabane appartenait à un vieillard si âgé, qu’on le désignait généralement sous le nom respectueux d’Ohonior (patriarche). Il habitait avec sa femme et un jeune gars. Tout son avoir consistait en quelques jumens, deux vaches et un poulain.

Le peuple de Yakoutz est curieux et bavard à l’excès ; le vénérable Ohonior possédait ces deux défauts à un degré extrême, et comme il savait baragouiner un peu de russe, c’est chez lui que je me rendais le plus souvent.

Son premier soin avait été naturellement de s’enquérir d’où je venais et de ce que j’étais.

Vis-à-vis d’un Russe, l’habitant de Yakoutz garde toujours une attitude humble et soupçonneuse; il est rampant. Un Moscovite, fût-il revêtu de haillons, représente toujours pour lui le maître, le conquérant. Avec le Polonais, ses relations sont plus familières. Je ne me souviens pas qu’un seul Yakoute soit resté indifférent à l’annonce de ma nationalité.

— Bilak! Bilak[1]! excellent frère, s’écrie ordinairement le moins expansif des Yakoutes.

Je fus donc, dès l’abord, sur un pied d’intimité avec Ohonior, et quand il apprit, par la suite, que j’étais lettré, que j’eusse pu remplir l’emploi de greffier de village et au besoin de fonctionnaire public, et qu’enfin je savais tourner et écrire des pétitions, son estime

  1. Polonais.