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pour moi ne connut plus de bornes, sans tomber pourtant dans une trop grande familiarité. Grâce à cette sympathie, j’obtenais toujours de lui un fait et un koumys excellent, et sa bonne vieille, en me présentant l’écuelle de bois, avait toujours soin de l’essuyer de ses doigts ridés, et même elle léchait consciencieusement avec sa langue les taches qui lui paraissaient suspectes.

Un jour que je revenais de ma promenade journalière, je trouvai mon patriarche dans un état anormal; il était non-seulement bavard, mais d’une gaîté que je ne lui connaissais pas. J’appris bientôt que mon vénérable ami avait cherché, un peu trop ardemment, à réchauffer et à ranimer par de l’eau-de-vie ses membres, que l’âge commençait à raidir.

— Les Bilaks sont tous de braves garçons! — bredouillait-il très vite et assez indistinctement, tout en bourrant sa pipe de mon tabac. — Chaque Bilak est écrivain ou docteur,.. et, s’il n’est pas docteur,.. il est maréchal-ferrant!.. Oh! mais un maréchal-ferrant comme on n’en voit pas chez nous!.. Toi, tu es un brave homme, ça se voit, et un brave écrivain, et Sacha (c’est ainsi que le Yakoute se désigne lui-même) se rappellera toujours que Bilak est son frère... Mais si je te disais que je n’ai pas toujours pensé de même, tu ne me croirais pas... Tel que tu me vois, j’ai déjà vu soixante-dix fois pousser l’herbe que les veaux ont mangée sous mes yeux... Eh bien! il y a quinze ans à peine, je craignais encore les Bilaks, comme je crains les mauvais esprits.

Si j’en apercevais un sur la route, vite je me sauvais comme un lièvre tout au fond des forêts, et là je demeurais tapi au plus épais du fourré,.. et je n’étais pas le seul à penser comme ça!.. Tous les Yakoutes étaient de même, parce que, vois-tu, mon ami, on disait alors beaucoup de mal des Bilaks ; on racontait qu’ils avaient des cornes, qu’ils battaient les gens, et un tas d’autres choses.

Et comme je me moquais de la crédulité du patriarche qui jamais avait pu ajouter foi à de pareilles sornettes, il se fâcha tout rouge :

— Des sornettes, monsieur!.. quand moi et tous ceux de nos environs, nous avons entendu conter ces choses de père en fils! Des sornettes!.. Eh! nous prenez-vous pour des enfans?.. Je ne sais pas, moi, l’opinion qu’on a de vous autres Polonais dans les autres « ailleurs ; » mais ce que je sais bien, et ce que nous avions entendu répéter de tout temps, c’est que les Bilaks étaient des gens terribles et dangereux.

Le vieillard prit une gorgée de koumys, tira quelques bouffées de sa pipe.

— Et il y avait de quoi! continua-t-il... Mon père était encore de ce monde, mon fils commençait à peine à chercher à s’apparier,