Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand arriva ici un déporté bilak. Ses yeux étaient noirs et clairs comme de la glace cristallisée; il avait la barbe longue, les moustaches énormes, il se logea pas bien loin d’ici, là tout en haut sur la montagne. À cette époque, cette montagne était couverte d’une forêt qui ne ressemble guère à celle de maintenant : elle était touffue, serrée, et jamais la hache n’y avait pénétré. Au plus épais du fourré s’élevait une yourte abandonnée; elle plut à Bilak, et il la loua. Mais à peine y était-il installé, que la forêt devint inaccessible pour tout le monde à sept verstes à la ronde. Tout le jour on le voyait errer, son fusil sur l’épaule. Apercevait-il un visage humain, fût-ce même un Cosaque,.. il visait, et si l’homme ne se hâtait de fuir, il tirait... Oui, il tirait pour tout de bon!,. De quoi il vivait?.. Seules les âmes des forêts le savent peut-être, car aucun être humain n’a jamais approché de lui : on le fuyait comme un lépreux. Ceux qui l’avaient aperçu, rôdant à travers la forêt, dans de sinistres desseins, disaient que tout d’abord il était vêtu comme un vrai monsieur; mais ensuite... il s’en allait couvert de peaux de bête qu’il avait sans doute cousues lui-même ensemble, et ces gens ajoutaient qu’il avait l’air chaque fois plus effrayant et plus sauvage... Sa barbe avait fini par rejoindre sa ceinture; son visage était encore plus blême, et ses yeux étincelaient comme des flammes. Cela dura quelques années. Mais pendant un certain hiver, à l’époque des gelées les plus terribles, alors que soufflait un vent meurtrier, on ne l’aperçut pas... Ceux qui étaient plus particulièrement accoutumés à le voir en informèrent l’autorité. Peut-être y avait-il un malheur?.. On s’assembla à quelques-uns, marchant avec précaution,.. et voilà Bilak couché raide sur son lit, enveloppé de ses peaux, et déjà tout couvert de flocons de neige... Dans sa main, très serrée, il n’y avait rien qu’une petite croix... Bilak était mort, mort de faim, peut-être, ou bien encore de froid,.. à moins que ce ne soit Satan qui l’ait emporté avec lui!..

Et comprends-tu. à présent, toi, pourquoi nous craignions tant les Bilaks?.. pourquoi nous fuyions devant celui-ci et devant tous les autres, car il en était arrivé tellement à la fois !.. Hé! hé !.. tu es bien jeune encore, quoique écrivain. Ah! tu supposes que des gens raisonnables agissent ainsi sans cause?.. Souviens-toi que tu t’es trompé, et que Sacha n’est pas si bête que tu croyais!..


Je quittai le patriarche étrangement remué. L’image de ce malheureux, devenu fou au point de ne pouvoir supporter la vue de son semblable, me hantait. Je songeais que ces prairies, ces taillis que je foulais aux pieds, il les avait peut-être parcourus un jour qu’il avait traîné sa douloureuse misère parmi ces sentiers fleuris. Ses souffrances avaient-elles été si grandes, ou son âme était-elle