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Alors se produisit un incident à jamais mémorable. C’est au nom du principe des nationalités qu’on avait procédé à la saisie des duchés, et la diète de Francfort demandait qu’on les constituât en état allemand, sous l’administration du duc d’Augustenbourg. Mais la Prusse, résolue à garder pour elle ce qu’elle avait pris, allégua qu’une pareille affaire méritait réflexion, qu’il y avait plusieurs prétendans, qu’il fallait au préalable peser, examiner leurs titres, que la question lui semblait obscure, qu’il lui était venu des doutes, des scrupules, qu’elle éprouvait le besoin d’éclairer sa conscience, qu’avant de rien décider, elle consulterait les syndics de la couronne. Les syndics ne tardèrent pas à rendre leur arrêt, et cet arrêt portait que le seul prétendant qui eût des droits sérieux était Christian IX, roi de Danemark, qu’on venait de déposséder. On avait longtemps nié qu’il en eut aucun ; depuis qu’il les avait cédés à la Prusse par un traité en bonne forme, on les trouvait fort bons, excellens, au-dessus de toute discussion. Ce fut ainsi que la Prusse mangea l’huître à la barbe de tous les plaideurs déconfits. A quelque temps de là, après une guerre victorieuse contre l’Autriche, elle créait la confédération de l’Allemagne du Nord, et par une loi électorale, on y incorporait de force, malgré leurs vives protestations, tous les Polonais du grand-duché de Posen.

Les arbitres qui jugeront les procès internationaux du XXe siècle feront bien de se défier des théories, d’examiner les précédens et de se souvenir que dans certains cas le fameux principe des nationalités n’est qu’un attrape-nigaud.


IV.

On a dit que l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains, qu’il n’y a pas d’autre difficulté à lever que leur résistance. Les partisans de l’arbitrage international prétendent avoir les peuples pour eux ; ils s’avancent beaucoup. Les peuples ont leurs appétits, leurs ambitions et leurs colères; ce ne sont pas toujours les souverains qui donnent l’impulsion, elle leur vient souvent d’en bas. Si M. de Bismarck avait par miracle refusé d’incorporer l’Alsace dans l’empire allemand, il aurait eu contre lui toute l’Allemagne qui réclamait impérieusement cette annexion. Un homme conçut jadis, comme on sait, le projet insensé d’être parfaitement sage, et, par conséquent, parfaitement heureux. Il s’était dit que, pour être sage, il suffit d’être sans passions et que rien n’était plus aisé; avant que le soleil se couchât, il avait fait trois grosses folies. Les peuples sont des êtres passionnés, et quand ils voient rouge, ils sont capables de toutes les déraisons.