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Aucun d’eux n’a jamais reculé devant la pointure de la violence, de la laideur ou de la vulgarité, quand il a jugé que la vulgarité, la laideur ou la violence étaient nécessaires à l’expression de son idée, ni Shakespeare ni Rembrandt, à plus forte raison ni les Hugo ni les Corneille, et bien moins encore ceux que nous avons appelés du nom de symbolistes. Mais, en dépit de l’apparence, et bien loin qu’alors ils aient incliné vers le naturalisme, c’est précisément en l’absorbant, si l’on peut ainsi dire, qu’ils le transforment, et qu’en proclamant leurs droits sur la nature, ils y comprennent celui d’en user à leur gré.

Inversement, nous pouvons dire aussi pourquoi de certaines œuvres, naturalistes d’inspiration, ne sont dénuées cependant ni de charme, ni de poésie, ni de grandeur au besoin. C’est tout simplement que la nature elle-même a son charme ou sa poésie, qui ne dépendent nullement, quoi qu’on en veuille dire, des yeux qui la contemplent ou de l’esprit qui la pense. Assurément, si l’on prétend parler en métaphysicien, les qualités des corps, la couleur ou l’odeur n’existent, comme odeur et comme couleur, qu’autant qu’elles affectent nos sens, et l’on peut dire, si l’on veut, que dans un paysage, c’est nous, c’est la disposition particulière de notre âme qui insinue ce que nous y croyons voir. Mais, en fait, dans la vie et dans l’art il en est autrement, et, par exemple, sur une plage déserte, sous un ciel bas et noir, en un jour d’hiver, si vous mettez le plus jovial des hommes en présence d’une mer furieuse et démontée, il arrivera rarement que ce spectacle lui suggère des idées couleur de rose et l’entretienne dans une douce gaîté. D’autres spectacles sont consolateurs, attrayans et rians. Par cela seul que les naturalistes imitent fidèlement la nature, ils en reproduiront donc quelquefois des aspects naturellement poétiques, et c’est ce qu’effectivement nous vérifions tous les jours dans les tableaux de nos paysagistes ou dans les descriptions de nos romanciers. Quand l’âme des choses, comme quelquefois, se trouve répandue dans leur contour extérieur, il n’est pas jusqu’aux réalistes qui ne soient hommes à nous mettre en contact avec elle, et d’autant qu’ils imitent plus fidèlement le « morceau » de nature qu’ils copient. Mais ils ne cessent pas pour cela d’être naturalistes, ou plutôt, eux aussi, c’est alors surtout qu’ils le sont, puisqu’en imitant plus profondément la nature, on pourrait dire qu’ils réalisent ce que leur programme a de plus étroit et leur esthétique de plus impérieux.

Et ne pourrions-nous pas aussi nous expliquer par là le rythme alternatif selon lequel il semble que le naturalisme et l’idéalisme se succèdent et s’opposent dans l’histoire de l’art ? Idéaliste ou Naturaliste, une grande œuvre engendre ou provoque un nombre presque infini de copies d’elle-même ; elle se substitue à la nature dans l’éducation de l’artiste ; en passant à l’état de chef-d’œuvre, elle passe à celui de mo-