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dèle ou de canon. Cela s’est vu dans l’histoire de la peinture religieuse, où, de nos jours mêmes, à travers six ou sept générations de peintres, c’est de Raphaël que s’inspirent la plupart de ceux qui peignent encore des saintes familles ; cela s’est vu également dans l’histoire de la tragédie française, où Voltaire a imité Racine, Marmontel a imité Voltaire, La Harpe a imité Marmontel, Ducis a imité La Harpe, Lemercier a imité Ducis, de Jouy a imité Lemercier. Mais à mesure que les imitateurs se pressaient l’un sur l’autre, ils s’éloignaient de leur modèle et davantage encore de la nature, si bien qu’après un siècle ou deux les formes s’étaient insensiblement vidées de ce qu’elles avaient jadis contenu de substance. C’est ce qui s’était aussi passé pour la peinture religieuse ; et c’est ce qui provoque, en le justifiant, le retour offensif du naturalisme. On éprouve alors, en effet, le besoin de retourner à la nature et de retremper l’art dans l’imitation de la réalité ; le naturalisme triomphe ; et, jusqu’à ce qu’il se soit compromis par ses propres excès ou jusqu’à ce qu’il ait lui-même produit quelque chef-d’œuvre qui devienne à son tour un modèle, il règne. Ce qui revient à dire qu’il périt de sa propre victoire… et le mouvement recommence.

Ai-je besoin d’ajouter qu’en acceptant l’esprit de ces définitions, il faudrait se garder d’en serrer la lettre de trop près, comme on fait de celle de la circonférence de cercle ou de la sphère ? L’esthétique n’est pas de la géométrie, et les inductions de la critique la plus « scientifique » n’ont tout au plus que le degré de vraisemblance et de probabilité des conclusions de l’histoire naturelle générale. De même donc qu’à travers le temps on voit, dans la nature, les variétés d’une même espèce faire en quelque façon des échanges de caractères entre elles, et tour à tour, sans presque aucune régularité, revenir au type de l’ancêtre commun, ou au contraire, et souvent sans cause apparente, s’en écarter brusquement, de même, dans l’histoire, les hommes ne sont pas tellement étrangers les uns aux autres, ni surtout les esprits si rigoureusement définis ou limités par leurs aptitudes que dans un Idéaliste il ne se puisse rencontrer quelques traits d’un Naturaliste, et réciproquement, qu’au don de voir et de rendre la nature comme elle est, celui de l’idéaliser ne se joigne. Il y a d’ailleurs aussi ce qu’on appelle des espèces douteuses, qui même le sont d’autant plus que l’on en connaît mieux les caractères. « A mesure qu’on connaît mieux un genre, dit un illustre savant, on découvre des formes intermédiaires, et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques. » Il ajoute encore que, dans une même espèce, les variétés se multiplient en raison du nombre d’échantillons ou d’exemplaires que nous en observons. Les distinctions n’ont donc ici rien de rigide, mais au contraire quelque chose de flottant ; la différence, qui est énorme d’un Réaliste à un Mystique, de Jean Steen ou d’Adrien Brauwer à Fra Angelico, est souvent presque