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insensible de certains Naturalistes à de certains Idéalistes, comme par exemple, chez nous, de Molière à Racine ; je citerais même des cas où elle échappe ; et généralement, pour chaque cas particulier, c’est une question nouvelle à résoudre, une question entière, où les définitions ne servent que d’indication seulement. Il est toujours aussi difficile de dire avec assurance d’un roman ou d’un tableau, d’un romande mœurs ou d’un paysage, qu’il est idéaliste ou naturaliste, que de dire d’une telle femme qu’elle est belle ou laide, et d’un tel homme qu’il est bon ou méchant, vertueux ou vicieux, intelligent ou borné. Les qualificatifs sont ordinairement relatifs.

Cependant les zoologistes et les botanistes n’ont pas cru pour cela que leurs définitions ou classifications fussent inutiles au progrès de la science, et ils ont eu raison, puisque après tout, dans le temps même où nous sommes, chaque progrès nouveau de la science, lui-même préparée par une classification dont il démontrait l’insuffisance, aboutissait finalement à une classification nouvelle. Après Linné, Cuvier, mais après Cuvier, Darwin ; — j’en néglige vingt en en nommant trois ; — et de l’un à l’autre la classification nouvelle résumant et fixant les progrès accomplis. C’est qu’en effet, toute classification a deux grands avantages : le premier, qui est de distribuer toute une vaste matière dans un ordre rationnel, et le second, dans chaque cas particulier, de nous permettre de reconnaître avec certitude, et du premier coup d’œil, à défaut de ce qu’ils sont, tout ce que les objets ne sont pas. Rubens est-il un naturaliste ? Molière est-il un idéaliste ? On peut hésiter à répondre, — et ni l’auteur de l’École des femmes ni celui de la Kermesse du Louvre ne seraient ce qu’ils sont si nous pouvions égaler d’un mot l’étendue et la diversité de leur génie ; — mais ce que nous pouvons dire au moins, c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre réaliste ou mystique ; et c’est toujours bien quelque chose.

C’est à ce point de vue que je me suis placé pour me faire à moi- même une idée des différences qui séparent l’idéalisme d’avec le naturalisme, puisque aussi bien, dans son gros livre, M. Paul Lenoir ne les avait, à mon avis, que très imparfaitement indiquées. Il les aurait sans doute mieux vues si, comme je l’ai fait pour écrire ces quelques pages, au lieu de vouloir être original et neuf, il s’était contenté de reprendre, en les modifiant légèrement, quelques-unes des idées que M, Taine, il y a plus de vingt ans, développait dans ses belles leçons sur l’Idéal dans l’art. Il eût pu lire aussi un livre plus récent, la Critique scientifique, de M. Émile Hennequin, riche de fonds, curieux et suggestif, sous sa forme laborieuse et singulièrement tourmentée. Mais peut-être que celui-ci, qui ne date pas d’un an, n’avait pas encore paru dans le temps que M. Paul Lenoir avait déjà presque entièrement compilé le sien.


F. Brunetière.