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alliés de chaque émigré, exclus par la loi de « toute fonction législative, administrative, municipale, judiciaire, » et même privés du droit d’élire, ensuite tous les ci-devant nobles ou anoblis, dépouillés par la loi de leur qualité de Français et obligés de se faire naturaliser à nouveau dans les formes. — C’est donc l’élite presque entière de la France ancienne qui manque à la France nouvelle, comme un organe violemment tranché, à demi détaché par le bistouri inepte et brutal du carabin révolutionnaire ; il s’agit de le recoudre, et l’opération est délicate ; car l’organe et le corps sont tous les deux, non-seulement vivans, mais encore fiévreux et intimement sensibles ; il importe d’éviter les irritations trop fortes ; toute inflammation serait dangereuse. Partant, un bon chirurgien doit espacer les points de suture, ne pas forcer les rapprochemens, préparer de loin l’accolement final, attendre les effets graduels et lents du travail vital et de la réparation spontanée. Surtout, il ne faut pas qu’il alarme son malade. Le Premier consul s’en garde bien ; au contraire, toutes ses paroles sont rassurantes. Que le patient se tranquillise : on ne lui recoudra rien, on ne touchera pas à sa plaie. Solennellement[1], la constitution déclare que le peuple français ne souffrira jamais le retour des émigrés, et, sur cet article, elle lie d’avance les mains des futurs législateurs : il leur est interdit d’ajouter aux anciennes exceptions aucune exception nouvelle. — Mais d’abord, en vertu de la même constitution, tout Français non émigré ou non déporté a le droit de voter, d’être élu, d’exercer toute espèce de fonction publique ; en conséquence, douze jours plus tard[2], un simple arrêté du Conseil d’état restitue les droits civiques et politiques aux ci-devant nobles et anoblis, aux alliés et parens des émigrés, à tous ceux qu’on appelait les émigrés de l’intérieur, et que l’intolérance jacobine avait exclus, sinon du territoire, du moins de la cité; voilà déjà 200,000 ou 300,000 Français qui rentrent dans la cité, sinon sur le territoire. — Ils avaient été frappés par le coup d’état de fructidor; naturellement, on rappelle avec eux dans la cité, et partant sur le territoire, les principaux fugitifs ou déportés qui ont été frappés par le même coup d’état, Carnot, Barthélémy, Lafont-Ladébat, Siméon, Boissy d’Anglas, Mathieu Dumas, en tout 39, désignés nominativement[3] ; presque aussitôt, par

  1. Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), article 93. « La nation française déclare qu’en aucun cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14 Juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés. Elle interdit toute exception nouvelle à cet égard. »
  2. Avis du conseil d’état, 25 décembre 1799.
  3. Arrêté du 26 décembre 1799. — Deux ultra-jacobins, proscrits après thermidor, Barère et Vadier, sont adjoints à la liste, sans doute en manière de compensation et pour que la balance n’ait pas l’air de pencher trop d’un seul côté.