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faite en fraude et que la vente, trop irrégulière, peut être attaquée en justice, l’acheteur fripon ne refuse pas de transiger. Mais ces cas sont rares, et le propriétaire évincé, s’il veut dîner tous les jours, fera sagement de chercher une petite place rétribuée, d’être quelque part commis, scribe ou comptable. M. des Écherolles, jadis maréchal de camp, tient à Lyon le bureau des nouvelles diligences, et gagne à cela 1,200 francs par an. M. de Puymaigre, qui, en 1789, avait 2 millions de fortune, devient contrôleur des droits réunis à Briey, avec 2,400 francs de traitement. — Dans toutes les branches de l’administration nouvelle, un royaliste est bien venu à solliciter de l’emploi[1]; pour peu qu’il soit recommandé, il en obtient. Parfois même il en reçoit sans en avoir demandé; M. de Vitrolles[2] devient ainsi, bon gré mal gré, inspecteur des bergeries impériales : cela l’encadre et fait croire qu’il s’est rallié. — Naturellement, le grand recruteur politique s’adresse surtout aux sujets de la plus belle prestance et de la plus haute taille, je veux dire aux premières familles de l’ancienne monarchie, et il opère sur elle en bon recruteur, par tous les moyens, contrainte et séduction, menaces et cajoleries, argent comptant, promesses d’avancement, prestige de l’uniforme et des galons d’or[3] ; peu importe que l’enrôlement soit volontaire ou extorqué : une fois fonctionnaire et engagé dans la hiérarchie, l’homme perd la meilleure portion de son indépendance ; une fois dignitaire et placé au sommet de la hiérarchie, il aliène sa personne entière ; car il vit désormais sous les yeux du maître, il subit la pression quotidienne et directe de la terrible main qui l’emploie, et forcément il devient un simple outil[4]. D’ailleurs, tous ces grands

  1. Duc de Rovigo, Mémoires, IV, 399. (Sur la noblesse de province qui a émigré et qui rentre.) « Le premier consul ordonna sous main qu’on ne repoussât pas, pour cause d’émigration, les demandes que le plus grand nombre formait pour obtenir de petites places dans les différentes branches de l’administration. »
  2. M. de Vitrolles, Mémoires. — M. d’Haussonville, Ma jeunesse, p. 60 : « Un matin, mon père apprit qu’il avait été nommé chambellan, avec un certain nombre d’autres personnes appartenant aux plus grandes familles du faubourg Saint-Germain. »
  3. Mme de Rémusat, Mémoires, II, 312, 315 et suivantes, 373. — Mme de Staël, Considérations sur la révolution française, 4e partie, ch. IV.
  4. Rœderer, III, 459. (Paroles de Napoléon, 30 décembre 1802.) « Les nobles de France, eh bien! je les protège; mais ils voient qu’ils ont besoin d’être protégés.. Je donne à plusieurs des places; je leur rends des distinctions publiques et même des distinctions de salon ; mais ils sentent que c’est ma bonne volonté seule qui agit pour eux. » — Ibid., III, 558 (janvier 1809) : « Je me repens tous les jours d’une faute que j’ai faite dans mon gouvernement; c’est la plus sérieuse que j’aie faite, et j’en vois tous les jours les mauvais effets. Ç’a été de rendre aux émigrés la totalité de leurs biens; j’aurais dû les mettre en masse commune et ne donner à chacun que jusqu’à concurrence de 6,000 francs de rente. Dès que je me suis aperçu de ma faute, j’ai retiré pour 30 à 40 millions de forêts; mais il en reste beaucoup trop à un grand nombre d’entre eux. » — On voit très bien ici l’attitude qu’il voulait leur imposer: c’était celle de cliens et pensionnaires reconnaissans. Cette attitude, ils ne l’ont pas. (Rœderer, III, 472, Rapport sur la sénatorerie de Caen, 1803.) « Les émigrés rentrés ne sont ni affectionnés, ni même satisfaits ; ils jouissent moins de ce qu’ils ont recouvré qu’ils ne s’indignent de ce qu’ils ont perdu. Ils parlent de l’amnistie sans reconnaissance et comme d’une justice imparfaite... Cependant, ils paraissent d’ailleurs soumis. »