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être gracieux ou même poli avec ses courtisans d’emprunt ; de son propre aveu[1], « ils sont deux ans sans lui parler, six mois sans le voir; il ne les aime point, leur conversation lui déplaît. » Quand il leur adresse la parole, c’est pour les rudoyer; avec leurs femmes, il a des familiarités de gendarme ou de pédagogue, et les marques d’attention qu’il leur inflige sont des critiques inconvenantes ou des complimens de mauvais goût. Ils se savent espionnés chez eux, responsables de tout ce qui s’y dit ; « la haute police plane sans cesse sur tous les salons[2]. » Pour un mot hasardé à huis-clos, pour un manque de complaisance, chacun, homme ou femme, court risque d’être exilé, interné à 40 lieues[3]. — De même, en province, les gentilshommes résidens : ils sont tenus de faire leur cour au préfet, d’être en bons termes avec lui, ou du moins d’assister à ses réceptions ; il faut qu’il puisse montrer leurs cartes sur sa cheminée[4]. Sinon, qu’ils prennent garde; c’est lui qui rend compte à Fouché ou à Savary de leur conduite. Ils ont beau être circonspects, se confiner dans la vie privée; on ne leur pardonne pas d’avoir refusé de l’emploi; on leur en veut de ne pas mettre leur influence locale au service du règne[5]. Aussi bien, sous

  1. Rœderer, III, 558 (janvier 1809). — Le Régime moderne, liv. I, ch. II.
  2. Mme de Rémusat, III, 75, 155 : « Quand le ministre de la police apprenait qu’un propos railleur ou malveillant avait été tenu dans un salon de Paris, il mandait aussitôt le maître ou la maîtresse pour les avertir de mieux surveiller leur société. » — Ibid., p. 187 (1807) : « l’empereur reprocha à M. Fouché de n’avoir pas exercé une surveillance exacte. Il exila des femmes, fit menacer des gens distingués, et insinua que, pour éviter les suites de son courroux, il fallait du moins réparer les imprudences commises par des démarches qui prouveraient qu’on reconnaissait sa puissance. A la suite de ces provocations, un grand nombre de personnes se crurent obligées de se faire présenter. » — Ibid.. II, 170, 212. 303. — Duc de Rovigo, Mémoires, IV, 311 et 393. « Nommé ministre de la police, dit-il, j’inspirais de la frayeur à tout le monde ; chacun faisait ses paquets, on n’entendait parler que d’exils, d’emprisonnemens et pis encore. » — Il profite de cela pour engager « tout ce qui, sur son catalogue, est désigné comme ennemi du gouvernement, » à se faire présenter à la cour ; et tous, en effet, sauf « les grand’mamans » opiniâtres, se font présenter.
  3. Mme de Staël, Considérations sur la révolution française et Dix ans d’exil. Exil de Mme de Balbi, de Mme de Chevreuse, de Mme de Duras, de Mme d’Aveaux, de Mme de Staël, de Mme Récamier, etc. — Duc de Rovigo, Ibid., IV, 389: « Les premiers exilés dataient de 1805 ; ils étaient, je crois, au nombre de 14. »
  4. Rœderer, III, 472. (Rapport sur la sénatorerie de Caen, 1803.) Les nobles « ne font société ni avec les citoyens, ni avec les fonctionnaires publics, sauf avec le préfet de Caen et le général de division qui y commande... Leurs liaisons avec le préfet annoncent qu’ils ont cru avoir besoin de lui. Tous rendent des devoirs au général commandant la division : sa cheminée est couverte de leurs cartes de visite. »
  5. Mme de La Rochejaquelein, Mémoires, 423 : « Nous vivions en butte à une tyrannie qui ne nous laissait ni calme ni bonheur. Tantôt on plaçait un espion parmi nos domestiques, tantôt on exilait loin de leurs demeures quelques-uns de nos parens, en leur reprochant une charité qui leur attirait trop l’affection de leurs voisins. Tantôt mon mari était obligé d’aller rendre compte de sa conduite à Paris. Tantôt une partie de chasse était représentée comme une réunion de Vendéens. Quelquefois on nous blâmait d’aller en Poitou, parce qu’on trouvait que notre influence y était trop dangereuse ; d’autres fois, on nous reprochait de ne pas y habiter et de ne pas employer cette influence au profit de la conscription. » — Son beau-frère, Auguste de La Rochejaquelein, invité à prendre du service dans l’armée, vient à Paris présenter ses objections : on l’arrête ; au bout de deux mois. « le ministre lui signifie qu’il restera prisonnier tant qu’il ne sera pas sous-lieutenant. »