Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de rappeler son représentant. Plus souples, le baron de Krudener, ministre de Russie, et M. Vaughan, ministre d’Angleterre, donnent des bals en l’honneur de Bellona, ainsi que la désignent les journaux du temps, et Bellona de s’y rendre, et les difficultés diplomatiques avec la Russie et l’Angleterre de s’aplanir. L’habile Van Buren, célibataire et expert dans l’art de flatter les femmes, fait sa cour à Bellona, qui le fait à son tour secrétaire d’état, puis vice-président lors de la réélection de Jackson, auquel il succède enfin à la Maison-Blanche, battant Calhoun, moins diplomate, et porté, par la main d’une femme reconnaissante, au premier rang.

Et pourtant son origine est humble, sa beauté contestée ; ce n’est ni à l’auberge paternelle, ni près d’un mari ivrogne qu’elle s’est préparée au rôle qu’elle joue. De bonne heure, à l’école d’abord, puis belle de village courtisée et recherchée, elle a vécu près des hommes, surpris le secret de leur faiblesse, compris celui de sa force. Elle en use ; la conserve en ne la prodiguant pas, plus soucieuse de dominer sur tous que d’appartenir à un seul. Ce qu’elle a retenu de son éducation première, c’est moins encore ce qu’on lui a enseigné sur les bancs de l’école que ce qu’elle a appris elle-même par la fréquentation des garçons de son âge, par ce contact de tous les jours qui, rendant son cœur moins susceptible, la fait capable de se gouverner, partant de gouverner les autres.

Ainsi élevée, la jeune fille, la jeune femme américaine d’alors, vaut-elle mieux que la jeune fille, la jeune femme européenne, sa contemporaine ? Elle est autre. En elle, grand’mère de celles d’aujourd’hui, nous pouvons déjà noter les traits caractéristiques de ses descendantes : les libres allures, la prudence instinctive, puis raisonnée, l’art de se conduire, la conscience de ses avantages ; de même que chez les hommes d’alors, nous constatons le respect de la femme appris de bonne heure dans l’éducation commune, les sentimens chevaleresques qu’inspirent sa faiblesse physique et ses charmes. La civilisation en se développant, la prospérité en croissant, introduiront dans ce milieu primitif que nous avons essayé de décrire des facteurs nouveaux. Ils ne changeront pas le fond, et les modifications qu’ils lui feront subir laisseront subsister intact ce point de départ de la condition de la femme aux États-Unis : dès le début, par la force des choses, par l’émigration lointaine, par les souffrances et les luttes partagées, par l’éducation en commun, compagne et égale de l’homme ; à aucune époque inférieure à lui, ainsi qu’elle le fut en Europe.


C. DE VARIGNY.