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sans doute de l’étendue, mais qui n’a besoin que de surfaces pour exister. Si donc le monde réel a sa couleur, le monde idéal créé par l’art, et qui est un second monde parallèle à celui de la nature, doit avoir aussi sa couleur. Ici encore rai)i)ai-ilion et le développement de ce nouvel art se rattachent à la même origine, à l’architecture. Par lui-même, le temple par ses jours, par ses ombres et ses lumières, par le ton même de la pierre, a déjà une certaine couleur. Le vitrail est un commencement de peinture. Certains monumens même, dans l’antiquité et au moyen âge, ont été coloriés. Mais peu à peu la peinture se dégage et se sépare du fond architectural qui la soutenait jusque-là : elle existe pour elle-même. Sans doute, il lui faut toujours une base matérielle, une toile, une planche, une pierre : mais ce n’est qu’une condition. La couleur, au lieu d’être l’accessoire, est devenue le principal.

La différence fondamentale de la sculpture et de la peinture, c’est que l’une travaille sur des solides, l’autre sur des plans. Pour la peinture, la profondeur, la distance, le relief, ne sont que des effets d’optique. De là même naît une question que Lamennais n’examine pas, mais qui méritait d’être posée. Pourquoi la peinture se borne-t-elle à la surface ? Pourquoi, avec l’avantage de la couleur qui lui est propre, ne se donnerait-elle pas en même temps les avantages de la sculpture, qui a pour elle le solide et le relief ? Quelle contradiction y a-t-il entre la couleur et la solidité ? Aucune, puisque l’une et l’autre coexistent dans la nature. Il semble cependant que les trois dimensions affaiblissent plutôt qu’elles n’augmentent l’effet pictural. C’est là un problème que nos naturalistes n’ont pas abordé. Ils veulent que la couleur reproduise matériellement la réalité même : pourquoi ne vont-ils pas plus loin ? Pourquoi se borner à des tableaux, à des plans coloriés ? Pourquoi ne pas aller jusqu’aux solides colorés ? Et, dès lors, pourquoi des figures de cire ne seraient-elles pas de l’art ? Que, dans une certaine mesure (la Minerve de Phidias, par exemple), les Grecs aient fait intervenir des matières différentes pour donner à la statue une sorte de couleur, c’est un essai que nous pouvons difficilement apprécier, parce qu’il est en dehors de nos usages ; mais ce n’a jamais été chez les Grecs une loi : la plupart des statues étaient en marbre non coloré. Dans la Minerve, d’ailleurs, ce n’était que certaines parties colorées, et encore à l’aide de métaux et de pierres précieuses ; enfin, comme il s’agissait d’une statue colossale qui devait être vue de loin, ce pouvait être une nécessité d’optique. Ainsi la peinture en général ne s’est appliquée qu’à des surfaces. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est ce que Lamennais ne se demande pas, et c’est aussi une question que l’esthétique en général ne s’est pas posée.