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passe un moment, après être sorti de l’ombre et avant d’y rentrer. Victorieux à Ardahan, à Avliar, il relevait le premier la fortune des armes russes, qui pliait à cette époque sur toute la ligne des opérations, du Danube au Caucase. Il attachait son nom à la prise de Kars, la citadelle turque réputée imprenable, au pied de laquelle s’usaient depuis un siècle les efforts de la Russie. De tous les faits de guerre en Asie, ce fut le plus flatteur pour l’orgueil national. Le lendemain, le « héros de Kars » était populaire en bas, désigné en haut à la faveur et aux dignités. Il reçut après la paix le titre de comte ; il se décida enfin à venir gérer sa gloire à Pétersbourg, au printemps de 1878.

Loris débuta timidement sur ce terrain inconnu et malaisé. Il y arrivait à cinquante ans, dénué de tous les appuis qui préparent et assurent la marche d’un ambitieux : liens de parenté, relations anciennes, science exacte de la cour et de la société, toutes choses plus nécessaires que l’esprit et que la gloire elle-même à qui veut manœuvrer dans ces régions. Il y reçut l’accueil froid et dédaigneux que les aristocraties dirigeantes réservent d’habitude aux intrus qui viennent leur disputer une part de la faveur et des places. Qu’on s’imagine, en se reportant dans un milieu social identique, un soldat de fortune signalé dans le Piémont ou dans la Biscaye, et apparaissant sur le tard à Versailles pour y faire de grands établissemens ; il n’est pas difficile de deviner comment Saint-Simon eût parlé de cette espèce. C’est ainsi qu’on parlait de « l’Arménien » dans les salons de Pétersbourg, quand on y vit se lever son étoile. Loris s’étudia à désarmer ces hostilités par beaucoup de simplicité et de bonne grâce ; le charme de sa conversation lui rattacha bientôt des partisans.

Cette conversation montrait un esprit aussi nouveau que le visage du causeur dans le monde où il se révélait : plein de feu, d’originalité, de vues personnelles, avec un singulier mélange de finesse pratique et d’idéalisme. Elle témoignait de vastes lectures, de réflexions accumulées, d’une instruction solide, mais tout abstraite et livresque, telle qu’avait pu l’acquérir un soldat du Caucase travaillant à part lui dans la solitude intellectuelle des campemens. Ce soldat parlait souvent comme un professeur; il se plaisait aux rapprochemens historiques, aux échappées sur les systèmes philosophiques, économiques. Il savait toutes choses comme notre langue, dont il connaissait à merveille le mécanisme et les ressources sur le papier, mais qu’il n’employait pas volontiers, ne l’ayant jamais pratiquée. Par la suite, avec les responsabilités du pouvoir, sa parole se fit plus contenue ; ceux-là en ont goûté seuls toute la séduction, qui l’ont entendue à ce premier moment, alors que Loris pensait et s’exprimait comme un homme du XVIIe siècle.