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avec un abandon généreux et spirituel, avec une confiance juvénile dans l’infaillibilité des principes. Il n’était pas encore rompu aux affaires.

Qu’elle est juste et éloquente, cette expression consacrée par l’usage! Il y a en effet quelque chose de rompu chez celui qui a fait l’effort de manier les hommes ; il apprend aussitôt à limiter son espoir, il monte d’un mouvement plus timide et plus sûr. Quand un politique affronte les grosses parties avant d’avoir subi cette rupture, il a tout son vol, mais sur des précipices ; les grandes réussites n’appartiennent qu’à celui-là, qui sait encore oser; elles sont rares ; plus fréquentes et très meurtrières sont les chutes qui l’attendent. Ce fut le cas de Loris. Les gens de cour l’écoutaient développer ses idées avec le respect involontaire que la supériorité intellectuelle leur impose, avec le sourire rassuré de l’expérience. Ils estiment que les principes abstraits, thèmes de spéculations intéressantes après dîner, n’ont rien à démêler avec la conduite des intérêts quotidiens. Ils accordent aux idées la même attention qu’au feu central qui bout incessamment sous nos pieds; on en parle avec curiosité, sans crainte, on n’en sera jamais incommodé : les tremblemens de terre ne comptent pas dans les accidens prévus par le plus habile architecte. Les gens de cour pensent comme M. Thiers, le jour où il disait à un intime : « Il n’y a eu de tout temps, il n’y a encore qu’un certain nombre de ficelles pour gouverner les hommes; et je les connais toutes. Ils ont raison neuf fois sur dix ; la dixième, l’idée novatrice fait irruption dans leurs affaires et trompe tous leurs calculs ; blessés, ahuris, ils se relèvent après la catastrophe, ils renouent les ficelles et reprennent vite confiance dans la vertu éprouvée de ces bonnes directrices. Ils savent qu’elles finiront toujours par étrangler les idées et l’imprudent qui tente de les réaliser ; qu’elles ralentiront du moins, la marche de cet audacieux, jusqu’au jour où il renoncera à la plupart de ses idées et fera un compromis avec les intérêts ; jusqu’au jour où on le proclamera « rompu aux affaires. »

Tout en s’affermissant dans la coulisse, le général guettait l’occasion d’entrer en scène. Elle lui vint, comme il arrive toujours, sous une forme inattendue. Au mois de janvier 1879, la « peste de Vetlianka » éclatait. Dieu! que c’est déjà loin, ces choses d’il y a dix ans ! Qui se souvient aujourd’hui de la peste de Vetlianka, du paysan Naoum Procofief, de la panique indescriptible qui affola durant quelques semaines toute la Russie, et bientôt toute l’Europe? Une maladie contagieuse s’était déclarée dans les stanitzas cosaques du bas Volga.; les médecins de l’endroit avaient cru reconnaître la peste; les dépêches parlaient de cadavres tout noirs après quelques heures de souffrances. Des régimens partaient