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un effet de relation et de nuance, le je ne sais quoi de plus humain, de plus facile, qui le distingue de ses pairs. Dans cette administration russe fortement militarisée, l’évolution rêvée par les constitutionnels ne pouvait s’accomplir que sous la protection d’un sabre libéral. L’opinion le comprit d’instinct, elle assigna ce rôle au général Loris-Mélikof; toutes les espérances en suspens, qui cherchaient où se poser, vinrent se cristalliser sur son nom. Nous savons comment se font ces réputations, dont le pourquoi est quelquefois inexplicable ; nous savons aussi comment l’homme désigné par ce consentement de tous entre insensiblement dans le rôle qu’on lui attribue et prend les inclinations dont on lui a fait crédit.

Le 5 février 1880, la salle à manger du Palais d’Hiver sautait, à côté de la chambre où agonisait l’impératrice. L’empereur n’échappait que par un hasard, — le retard d’un hôte princier attendu ce soir-là, — à la catastrophe qui ensevelissait sous les décombres trente soldats de sa garde. Ceux qui ont vécu ces journées peuvent attester qu’il n’y aurait pas de termes assez forts pour traduire l’épouvante et la prostration de toutes les classes de la société. On annonçait pour le 19, anniversaire de l’émancipation des serfs, des explosions de mines dans plusieurs quartiers de la capitale ; on désignait les rues menacées, des familles changeaient de logement, d’autres quittaient la ville. La police, convaincue d’impuissance, perdait la tête ; l’organisme gouvernemental n’avait plus que des mouvemens réflexes ; le public s’en rendait compte, implorait un système nouveau, un sauveur. Ce sauveur, les voix libérales crièrent son nom dès le lendemain avec un redoublement d’instances. Les conspirateurs qui terrifiaient la Russie semblaient promettre eux-mêmes de désarmer devant lui. Le 7, on trouva sur la glace de la Neva un agent de police percé de coups ; la proclamation clouée sur sa poitrine décrétait de mort tous les gouverneurs-généraux, à l’exception de Loris-Mélikof.

Appelés à Pétersbourg, ces gouverneurs-généraux furent convoqués, avec tous les hauts fonctionnaires de l’empire, à un conseil extraordinaire présidé par le souverain. Si l’on s’essayait à reproduire la physionomie de cette séance mémorable, telle que plusieurs des témoins l’ont retracée par la suite, on serait accusé d’exagération dramatique. Au dire de ces témoins, le spectacle qu’ils eurent alors sous les yeux leur suggéra à tous une même comparaison, celle d’un équipage en détresse sur un vaisseau qui sombre. Miné par le chagrin, souffrant de sa crise d’asthme, Alexandre II entr’ouvrait à fréquentes reprises la porte de son cabinet, demandant les retardataires; ses aides-de-camp le voyaient apparaître sur le seuil, fantôme inquiet, appelant d’une voix enrouée les serviteurs