Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/56

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préférés, les compagnons de ses belles années, les chefs de la police en qui il avait le plus de confiance. Il appelait avec impatience les noms qui le rassuraient jadis, comme un mourant invoque les figures accoutumées, dans l’ombre qui le gagne. Puis, il rentrait interroger ses conseillers. Les uns se taisaient, mornes et vides d’idées; d’autres ressassaient des systèmes dont l’expérience avait démontré l’inanité; les avis et les renseignemens contradictoires se croisaient, chacun plaidant pour son département contre les fautes du voisin; on récriminait au lieu de résoudre.

Loris prit la parole le dernier. Il la garda longtemps, avec son éloquence habituelle, avec cette netteté de forme qui fait quelquefois illusion sur l’obscurité du fond. Il développa un plan aux lignes fuyantes, un exposé d’idées générales ; mais il conclut en proposant une mesure précise, urgente, d’où tout le reste dépendait selon lui : il fallait avant tout assurer l’unité de direction, et pour cela investir de pleins pouvoirs un homme ayant l’entière confiance de sa majesté. Alexandre interrompit l’orateur, et, le désignant du doigt, il leva la séance sur ces mots : « C’est vous qui serez cet homme. »


II.

Le 13 au soir, Loris fit part à quelques intimes des dispositions qu’un ukase devait révéler à la Russie deux jours plus tard. On lui conférait un titre aussi vague, aussi large dans ses promesses que la fonction nouvelle pour laquelle ce titre était créé : « Président de la commission suprême pour l’établissement de l’ordre gouvernemental en Russie. » La commission ne figurait là que pour la forme ; dès le lendemain, le public remplaçait cet intitulé laborieux par une désignation plus brève : le dictateur. Quel autre nom donner au grand-vizir, au grand-juge, qui recevait des pouvoirs illimités : direction supérieure de la police et des gouverneurs-généraux, droit de réquisition sur toutes les troupes, citation directe devant lui des personnes quelconques décrétées de prise de corps, travail particulier avec l’empereur sur toutes les affaires de l’état? — Celui qui assumait ce lourd fardeau nous parut ce soir-là très calme, confiant sans forfanterie dans l’avenir qu’il allait faire. Il gardait sa bonne humeur et sa simplicité. Comme on lui demandait ce qu’il comptait entreprendre, il fit une réponse dont la convenance me frappa ; malaisée à traduire, elle signifiait à peu près ceci : « Avec le peuple russe, il ne faut pas s’agiter[1]. »

L’ukase parut, suivi d’une proclamation du général à la nation,

  1. S rouskim narodom nié souïétitsia.