Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/604

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« parce qu’il lui paraissait peu délicat de profiter de la grâce avec laquelle on le recevait pour obtenir des grâces. » Il est un des derniers gentilshommes dont on dira, en vantant leur savoir-vivre raffiné, qu’ils seraient capables de faire le tour de l’Europe en carrosse avec une dame, sans s’appuyer au fond de la voiture. D’ailleurs il réalise la politique du mouvement perpétuel ; en une seule année il fait trente-quatre voyages de Bruxelles à Vienne, dix-huit de Bel-Œil à Paris. Et n’allez pas croire que ce mouvement, cette agitation, nous volent quelque chose de son esprit : cette tête électrique s’allume, jette des flammes partout où elle se frotte, toujours prête à recevoir et communiquer l’étincelle, foyer inépuisable d’où jaillissent les observations ingénieuses, les traits de caractère qui forment la trame de l’histoire. Ligne aime à se baigner dans les diverses atmosphères des cours, où il joue en quelque sorte le rôle de moraliste international, aimé parce qu’on sait qu’il aime et admire ceux qu’il flatte, causeur et écouteur incomparable, peu soucieux de diriger lui-même les marionnettes, pourvu qu’il assiste parfois an maniement des ficelles. Le monde politique lui semble par excellence le monde où l’on s’ennuie, et il n’en veut connaître que ceux auxquels le gouvernement n’a pas ôté l’esprit.

Il y a des personnages prédestinés qui, partout où ils se présentent, font sur la conversation l’effet de la tête de Méduse ; ou bien encore, par leur caquetage insipide et leur pétulance, ils empêchent de s’épanouir l’homme de talent qui, saisi de malaise involontaire, se replie en lui-même, retombe dans le mutisme : ceux-là troublent la solitude et n’apportent point la compagnie. D’autres, au contraire, ont en quelque sorte l’art de l’esprit ajouté à l’esprit, accouchent la pensée, inspirent le mot ou le mettent si bien en relief qu’il double de valeur, diamant ciselé par un habile orfèvre : avec eux les ennuyeux de deviennent presque intéressans, les hommes de talent ont des attaques de génie, les hommes de génie font patte de velours, rentrent leurs grilles, songent davantage à plaire. Devant le prince de Ligne, Frédéric II oublie complètement de faire le roi. Catherine II renonce à toute étiquette ; avec lui ces souverains se dédommagent de leurs heures de travail, de méditation, de ces heures pesantes où ils portaient le poids de leurs empires, de leurs vastes ambitions.

C’est au camp de Neustadt, en 1770, qu’il vit pour la première fois ce roi de Prusse que, dans son admiration, il met en parallèle avec César, bien qu’il lui en voulût d’avoir brûlé un tant soit peu la ville de Dresde et causé plus d’un notable dommage à l’empire. Prompt au sarcasme, en perpétuel état d’épigrammes contre la religion, contre les vivans et les morts, fort capricieux et sujet à prévention, habile à réparer par son génie les fautes où l’entraînait