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son humeur frondeuse, plein de coquetterie d’esprit pour ceux qu’il voulait séduire, méprisant ceux qui lui témoignaient trop de condescendance et traitant fort bien ceux qui osaient lui tenir tête, un peu babillard, mais sublime, mauvais poète, grand capitaine et grand politique, enfant chéri de la fortune, de Sa Majesté le Hasard, cet homme extraordinaire se trouvait, par aventure, assez bien avec l’Autriche à cette époque, pour rendre visite à l’empereur. Comme Ligne, pendant la première entrevue, feignait ou éprouvait de l’embarras, Joseph II dit au roi : « Il a l’air timide, ce que je ne lui ai jamais vu ; il vaudra mieux tantôt. » Il réalise ce pronostic et s’y prend si bien qu’il contribue à rendre plus faciles les rapports des deux monarques, que Frédéric ne peut plus s’en passer, le fait souper tous les jours avec lui et le garde à causer pendant cinq heures. Et ce n’était pas chose commode ; car il fallait le captiver de suite par quelque détail piquant, sans cela il vous échappait ou ne vous donnait plus le temps de parler ; il fallait aussi se tenir sans cesse sous les armes, garder un juste milieu entre une petite attaque et une grande défense. D’ailleurs rien de vulgaire dans sa bouche, observe Ligne ; il ennoblissait tout, la pluie et le beau temps, et les exemples des Grecs, des Romains, des généraux modernes venaient dissiper tout ce qui, chez un autre, eût paru trivial et commun. Comme il demandait au prince si sa lettre à Jean-Jacques était bien de lui : « Sire, répondit celui-ci, je ne suis pas assez célèbre pour que l’on prenne mon nom, » allusion à la lettre de mystification que Walpole écrivit à Rousseau en prenant le nom de Frédéric, et qui se termine par cette phrase : « Si ces avantages que je vous propose ne vous suffisait pas, et s’il faut à votre imagination des malheurs célèbres, je suis roi, et je ne vous en laisserai pas manquer. » Un jour, Joseph et Frédéric, parlant de ce qu’on pouvait désirer être, lui demandent son avis : « Je leur dis que je voudrais être jolie femme jusqu’à trente ans, puis un général d’armée fort heureux et, fort habile jusqu’à soixante ; et, ne sachant plus que dire pour ajouter quelque chose encore, n’importe ce que cela devînt, cardinal jusqu’à quatre-vingts. »

A Neustadt, plus tard à Potsdam, le prince et le roi passent en revue tous les sujets : guerre, littérature, religion, philosophie, histoire, beaux-arts, anecdotes ; ils s’égaient des écarts de Voltaire, de la susceptibilité de Maupertuis, du bel esprit de Jordans, de l’hypocondrie superstitieuse du marquis d’Argens, que Frédéric s’amusait à faire coucher pendant vingt-quatre heures, en lui disant seulement qu’il avait mauvais visage. Ce d’Argens eut une bien plaisante réponse, comme le roi demandait à ses convives ce que chacun d’eux ferait s’il se trouvait à sa place : « Moi, sire, je