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Ignatief, appeler à la direction d’un département ministériel, introduisait dans le cabinet un élément réfractaire à ceux que Loris avait groupés. Pour battre en brèche ses collègues. il demandait beaucoup plus qu’eux, la réunion à Moscou d’états-généraux, sur le modèle des anciennes assemblées connues dans l’histoire russe sous le nom de sobor. On lui prêtait l’idée d’écraser ainsi la minorité progressiste sous la masse des représentans ruraux, qui ne viendraient au sobor que pour y acclamer le tsar autocrate. Au même moment, M. Katkof arrivait à Pétersbourg : il allait travailler à Gatchina, il jetait dans la balance le poids de son influence autoritaire. Le 21 avril, le comité des ministres discuta les grosses questions à l’ordre du jour dans une séance solennelle. Loris parla avec son habileté accoutumée ; il entraîna l’adhésion des hésitans, il interpréta le silence du monarque comme un assentiment muet, il se flatta d’avoir gagné sa cause. Nous le vîmes rayonnant, ce soir-là. Pendant les quelques jours qui suivirent, il se crut et on le crut plus puissant que jamais. Le 28, l’histoire enregistra une nouvelle « journée des dupes. » digne de faire pendant à celle qui a gardé cette appellation fameuse. Le comité se réunit à nouveau pour arrêter les décisions en projet. Loris reprit la parole afin d’achever sa victoire, il eut l’impression qu’il l’achevait. Quand il se rassit, le ministre de la justice se leva, tira de sa poche un papier, et le communiqua à ses collègues de la part de l’empereur. C’était le manifeste rédigé par le procureur du saint-synode et qui fut publié le surlendemain. Ce document fixait la politique du règne : il réintégrait la Russie dans ses voies traditionnelles, il indiquait nettement que les destinées de l’empire seraient désormais débattues entre le tsar et Dieu.

Le jour même. Loris et ses amis adressaient leurs démissions au palais. C’était un acte sans précédent : je n’en veux d’autre preuve que le langage, le meilleur témoin des mœurs : les Puisses disent toujours d’un fonctionnaire qu’il (i prend sa démission ; » tant il ne vient à l’idée de personne qu’un fonctionnaire puisse la donner. Du régime constitutionnel qu’il voulait fonder, le ministre libéral n’a pu accomplir pleinement qu’un seul rite, le dernier : il eut la consolation de finir selon les règles de son art. Peu de jours après le disgracié repartait pour le Caucase ; il allait s’y faire oublier, ce qui est facile, et chercher à oublier, ce qui l’est moins.


IV,

L’heure n’est pas venue de juger sur toutes pièces l’essai de libéralisme dictatorial auquel le nom de Loris-Melikof restera attaché.