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L’historien qui le fera un jour voudra d’abord étudier l’essai tout semblable tenté au commencement de ce siècle par Spéransky. Sous la diversité des circonstances et des génies, il trouvera des analogies frappantes entre les deux momens, entre les deux hommes, le général arménien et le petit séminariste de Tcherkoutino. Tous deux eurent la même fortune rapide et éblouissante, le même pouvoir, tel qu’aucun particulier n’en disposa jamais dans l’état russe. Tous deux appliquèrent ce pouvoir au même objet, la transformation constitutionnelle de l’autocratie moscovite. Spéransky, celui que Napoléon eût appelé un idéologue, s’il l’eût mieux connu, mais de qui il disait à Alexandre, pendant l’entrevue de Tilsitt : « Donnez-moi cet homme, et je vous cède deux provinces,» — Spéransky, le disciple de Rousseau et l’imitateur de Siéyès, apporta à sa tâche un génie bizarre, une foi mystique dans la puissance de l’idée abstraite. Ses contemporains crurent un instant qu’il allait réussir et changer toute l’histoire de son pays. Loris reprit après un long intervalle la même œuvre, sur un terrain mieux préparé, avec plus de tempéramens, plus de soutiens, moins de foi et d’audace. L’un et l’autre exercèrent la même fascination sur les esprits mobiles et généreux des deux Alexandre, l’un et l’autre tombèrent d’aussi haut, de la même chute soudaine, dans une disgrâce irrémédiable. Ils ont introduit deux parenthèses dans la politique tout extérieure de la Russie, ils l’ont forcée à se replier un moment sur elle-même, à oublier ses vastes et tenaces ambitions, pour travailler sur son propre organisme.

Loris se désintéressa de la politique étrangère ; il en laissait le soin aux collaborateurs commis à cette gestion. On a dit qu’il était « allemand. » C’était un propos de gazette, aussi naïf que la question d’un de nos ministres, qui demandait à cette époque, en interrogeant sur l’homme du jour un arrivant de Pétersbourg : «Est-il français? » Singulier indice de l’aptitude de ce ministre à traiter les affaires européennes ! Loris n’était ni l’un ni l’autre; il était ce que sera toujours un homme d’état digne de ce nom : dévoué aux intérêts de son pays, indifférent à ceux des autres, prêt à exploiter ces derniers suivant les circonstances au profit de sa politique. Quand il reçut le pouvoir, le refus d’extrader Hartmann avait indisposé Alexandre II contre nous ; le premier ministre dut caresser les sentimens de son maître, pour ménager un crédit indispensable à la réussite de ses desseins; mais il n’eut ni le goût ni le loisir d’entreprendre au dehors.

L’historien qui retracera cette période ne pourra pas refuser à Loris la sincérité, la bonne volonté. Ses ennemis l’accusèrent de charlatanisme, quand ils le virent capter la faveur publique par les expédiens que j’ai rapportés. Je ne pense pas qu’il ait dépassé la