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mensonge des mots. — Cela va si loin qu’il se défie du talent oratoire ou littéraire ; du moins, quand il confie des rôles actifs et une part dans les affaires publiques, il n’en tient pas compte. Selon lui, « les hommes qui écrivent très bien et qui ont de l’éloquence sont pourtant privés de toute solidité dans le jugement ; ils n’ont pas de logique et discutent pitoyablement[1] ; » ce ne sont que des artistes comme les autres, musiciens en paroles, sortes d’instrumens bornés et spéciaux, quelques-uns bons solistes comme Fontanes, et qu’un chef d’État peut employer, mais seulement dans la musique officielle, pour les grandes cantates et la parade de son règne. L’esprit lui-même, non seulement l’esprit qui invente de jolis mots et qui était le premier des mérites sous l’ancien régime, mais l’intelligence générale n’a pour lui qu’une demi-valeur[2]. « J’ai plus d’esprit, direz-vous. Eh ! que me fait votre esprit ! C’est l’esprit de la chose qu’il me faut. Il n’y a point de bote qui ne soit propre à rien ; il n’y a point d’esprit qui soit propre à tout. » En fait, quand il donne une place, c’est une fonction qu’il délègue ; que la fonction soit bien exécutée, voilà le motif déterminant de son choix : le candidat nommé est toujours celui qui fera le mieux l’œuvre dont on le charge. Aucune popularité ou impopularité factice de parti, aucun engouement ou dénigrement superficiel de coterie, de salon ou de bureau n’infléchit sa règle de préférence[3]. Il évalue les hommes d’après la qualité et quantité de travail qu’ils fourniront, d’après leur rendement net, et il les évalue directement, lui-même, avec une perspicacité supérieure et une compétence universelle. Dans toutes les branches de l’action civile ou militaire, et jusque dans le détail technique, il est spécial ; sa mémoire des faits, des actes, des antécédens et des circonstances est prodigieuse ; son discernement, son analyse critique, sa divination calculée des ressources et des insuffisances qui se rencontrent dans un esprit ou une âme, sa faculté de « jauger » les hommes est extraordinaire ; par des vérifications et rectifications incessantes, son répertoire interne, son dictionnaire biographique et moral est incessamment tenu à jour ; son attention ne se relâche jamais ; il travaille dix-huit heures par jour ; on retrouve son intervention personnelle et sa main jusque dans la nomination des subalternes.

  1. Napoléon, Mémoires.
  2. Rœderer, Mémoires.
  3. Rœderer, III, 281. « Sous son gouvernement, des hommes jugés jusqu’alors incapables se rendirent utiles ; des hommes jusque-là distingués se trouvèrent confondus (dans la foule) ; des hommes regardés comme les colonnes de l’État se trouvèrent inutiles… Un sot, un fripon, ne mettront jamais leur ambition à approcher de Bonaparte, ils n’auraient rien à y gagner. »