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« Tous les hommes appelés aux affaires[1] ont été choisis par lui ; » c’est encore par lui qu’ils gardent leur place ; ils n’avancent que sous son contrôle et avec des répondans qu’il connaît. « Un ministre n’aurait pas destitué un fonctionnaire sans l’avis de l’empereur, et tous les ministres pouvaient changer sans qu’il en résultât deux mutations secondaires dans tout l’Empire. Un ministre ne nommait pas même un commis de second ordre, sans présenter à l’empereur plusieurs candidats et, en regard, les noms des personnes qui le recommandaient. » Tous, même à distance, sentent sur eux les regards du maître. « Je travaillais[2], dit Beugnot, du soir au matin, avec une ardeur singulière ; j’en étonnais les naturels du pays qui ne savaient pas que l’empereur exerçait sur ses serviteurs, et si éloignés qu’ils fussent de lui, le miracle de la présente réelle ; je le croyais voir devant moi, quand je travaillais enfermé dans mon cabinet. » — « Sous lui, écrit Rœderer, il n’est pas un homme de quelque mérite qui, pour prix d’un long et pénible travail, ne se sente mieux récompensé par un travail nouveau que par le plus honorable loisir. » Jamais les places n’ont moins ressemblé à des sinécures. Jamais le succès des candidats heureux ou l’insuccès des candidats malheureux n’a été mieux justifié. Jamais l’assujettissement, la difficulté, les risques du travail exigé n’ont compensé plus exactement les jouissances de la prime obtenue, ni plus atténué l’aigreur des prétentions désappointées[3]. Jamais les fonctions publiques n’ont été attribuées et exercées de façon à mieux satisfaire le désir légitime de s’élever, qui est le besoin dominant de la démocratie et du siècle, et de façon à mieux désarmer les passions mauvaises de la démocratie et du siècle, qui sont l’envie niveleuse, la rancune antisociale et les inconsolables regrets de l’homme qui n’est point parvenu. Jamais le concours humain n’a rencontré un pareil juge, si assidu, si expert et si autorisé. — Lui-même, il a conscience de ce rôle

  1. Fiévée, Correspondance, III, 33. — Rœderer, III, 381.
  2. Beugnot, Mémoires, II, 372.
  3. Lefebvre, ancien sergent aux gardes françaises, devenu maréchal de l’empire et duc de Dantzig, avec 155,000 francs de dotation par an, reçut un jour la visite d’un camarade qui, au lieu de gravir comme lui toute l’échelle, était resté en bas sur le dernier échelon. Le maréchal, très brave homme, fit à son camarade le meilleur accueil et le promena dans tout son hôtel. De quart d’heure en quart d’heure, le visage du visiteur devenait plus sombre ; des mots aigres lui échappaient ; il murmurait souvent : « Ah ! tu as de la chance, toi ! » — A la fin, le maréchal, impatienté, lui dit : « Eh bien ! je te donne tout cela, à une condition. » — « Laquelle ? » — « Tu vas descendre dans la cour ; je mets à chaque fenêtre deux grenadiers avec leurs fusils, ils tirent sur toi ; si tu en réchappes, tu auras l’hôtel et tout. » — « Merci ! » — « Mon ami, on a tiré sur moi plus de coups, et de plus près. »