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s’abstiennent de briguer les fonctions électives, sauf peut-être le mandat de sénateur fédéral. Mais cette abdication n’est guère qu’apparente. Le capital, l’intelligence et la propriété savent fort bien user de leur influence et de leurs ressources au profit du conservatisme, sans renier d’ailleurs leur parti ni trahir la démocratie libérale et modérée qui convient au tempérament de la nation. On affirme même qu’après un long intervalle l’abstention individuelle des citoyens instruits et fortunés touche à son tenue. Les sommités diverses et les puissans capitalistes montrent, dit-on, moins de répugnance à jouer un rôle ostensible et à rentrer dans la mêlée. Ce sont eux, en tout cas, qui derrière la coulisse désignent et font choisir par les comités incubateurs à leur dévotion les acteurs et les gladiateurs politiques destinés à paraître et à lutter sur la scène électorale et parlementaire. Ainsi, par des moyens occultes ou patens, plus ou moins corrects au point de vue moral, mais efficaces, c’est la tête du pays qui le mène. Cette tête nationale vaut ce qu’elle vaut ; trop exaltée par les uns, trop décriée par les autres, elle n’en reste pas moins dirigeante, d’après un principe de simple bon sens que l’humour transatlantique se plaît à exprimer ainsi : « C’est le chien qui remue la queue, et non la queue qui remue le chien[1]. »

On ne connaît pas aux États-Unis les partis de gauche, dont la destinée fatale est de rendre impossible aussi bien la république par leurs fautes que la monarchie par leurs attaques. L’Amérique a su échapper jusqu’ici à ces agens de destruction systématique ou inconsciente, mais infaillible, qui se perdent eux-mêmes j’avec tout le reste. Elle n’a jamais eu de girondins pour couver des nichées jacobines, ni de tiers-parti flottant pour servir à fausser les idées justes et à justifier les idées fausses. Les deux grands partis américains, conservateurs l’un et l’autre, représentent seuls, depuis cent ans, les volontés populaires[2]. Ils s’affrontent directement et traitent les affaires lace à face, sans laisser se glisser entre leurs années compactes ces « gens d’entre-deux » qui se prêtent aux concessions toujours du mauvais côté et aux compromis sans réciprocité sincère. L’honorabilité personnelle et le talent des praticiens de l’arbitrage ainsi entendu n’ont pour résultat que de

  1. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.
  2. A différentes époques, ou a vu se former en Amérique quelques sous-partis. Mais ils n’ont jamais pris rang entre les deux grands partis traditionnels. Ou bien ils ont disparu avec les questions spéciales qui les avaient fait naître, ou bien ils se sont confondus dans l’un ou l’autre des deux grands partis existans, ou ils s’y sont substitués en les absorbant, ce qui est beaucoup plus rare. Le strict dualisme dans le gouvernement de parti est un phénomène naturel et constant aux États-Unis.