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La lutte que l’espèce humaine soutient depuis son origine contre la souffrance et le malheur n’a pas été stérile ? Les pessimistes les plus aveuglés par l’esprit de système sont bien forcés de reconnaître que la somme des maux de l’humanité s’est amoindrie. Lorsqu’on veut prendre en patience ses tristesses de l’heure présente, on n’a qu’à relire l’histoire des temps passés ; on y puise la résignation et l’espérance. L’histoire est en effet le martyrologe de l’espèce humaine. C’est une succession de guerres sans fin, de destructions sauvages, où l’incendie et le pillage des villes, le massacre des habitans, sont les passe-temps habituels du vainqueur et qui ne se terminent que par l’anéantissement du vaincu. Nous avons bien encore nos guerres, hélas ! nous pouvons même en entrevoir dans l’avenir de formidables ; mais enfin ce n’est plus l’état normal des sociétés : leurs explosions sont séparées par de longs intervalles de répit. Elles sont de courte durée et, bien que le chiffre des morts soit très élevé de part et d’autre, c’est à peine s’il affecte d’une manière sensible le mouvement de la population des grands États engagés dans la lutte, Enfin, la guerre ne traîne plus après elle les horreurs dont elle était autrefois accompagnée.

Les autres fléaux ont diminué de même. Autrefois la famine dévastait le monde. Dans les dix siècles qui séparent l’époque de Charlemagne de la nôtre, on ne compte pas un laps de vingt ans sans qu’elle ait régné quelque part en Europe. Dans les années les plus désastreuses, lorsqu’on avait consommé le peu de grain restant de la récolte précédente et dévoré les bestiaux, on en venait à manger l’écorce des arbres, l’herbe des prairies, les animaux immondes. On voyait des affamés profaner les tombeaux et assassiner les voyageurs sur les routes pour s’en repaître. Notre pays, dit M. Maxime Du Camp, a souffert de la faim jusqu’au commencement du XIXe siècle. Aujourd’hui, grâce à la rapidité des communications, à la facilité des transports, on ne connaît même plus les disettes. La dernière remonte à 1847 ; elle est antérieure à l’essor des chemins de fer et de la navigation à vapeur. Maintenant les produits alimentaires s’échangent d’un bout du monde à l’autre avec une régularité et une promptitude telles que la pénurie ne peut s’en faire sentir nulle part, et c’est à peine si les mauvaises récoltes font monter de quelques centimes le prix du kilogramme de pain.

Les épidémies ont reculé, comme les famines, devant les progrès de la civilisation. Les nôtres ne sont plus que le vestige de celles qui ravageaient le monde au moyen âge. Depuis un demi-siècle, le choléra a passé six fois sur l’Europe, et toutes ses invasions réunies n’ont pas enlevé le centième de sa population, tandis qu’en trois ans la peste noire du XIVe siècle en a détruit le tiers.