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L’adoucissement des mœurs a de son côté diminué d’une manière sensible la somme des souffrances de l’humanité. Nous ne connaissons plus l’oppression des grands, les cruautés de l’esclavage, l’horreur des supplices et toutes les rigueurs formidables sur lesquelles reposait le vieil édifice social. Le progrès scientifique a rendu toutes les professions plus salubres et moins pénibles, amélioré toutes les conditions morales et matérielles de l’existence. L’homme, en un mot, par son intelligence et son activité, par le travail accumulé des générations, est parvenu à diminuer la somme des douleurs morales et physiques auxquelles il était condamné. Il a triomphé des maladies les plus meurtrières, et chaque jour il étend ses conquêtes sur ce terrain spécial ; enfin, s’il n’a pu se soustraire à la mort, il a réussi du moins à en éloigner le terme[1]. En se créant une condition meilleure, il n’a fait qu’obéir à sa nature, et, quoi qu’il fasse dans l’avenir, il lui restera toujours assez de maux à endurer pour obéir à la loi qui le condamne à souffrir.

Cette nécessite m’apparait, je l’avoue, d’une manière bien plus nette dans l’ordre moral que dans l’ordre physique. Sans replacer la question sur les hauteurs où le christianisme l’a portée et en la traitant au point de vue des faits de la vie pratique, il est certain qu’une prospérité continuelle est mauvaise pour l’esprit comme pour le cœur. Il faut avoir connu le chagrin pour compatir aux peines de ses semblables, de même qu’il faut avoir connu les défaillances pour se montrer indulgent aux faiblesses des autres ; mais il ne faut pas que le fardeau du malheur dépasse la mesure de nos forces. Les peines continues irritent les natures vulgaires, exaspèrent les mauvaises et les poussent à la révolte contre la société, qu’elles en rendent responsables. La douleur est mauvaise conseillère ; en se prolongeant outre mesure, elle finit souvent par lasser les plus mâles courages. Il n’y a que les âmes d’élite qui puissent résister indéfiniment au vent du malheur sans courber la tête, encore faut-il qu’elles puisent leur courage et leur résignation dans une sphère plus élevée que celle des intérêts matériels.

La souffrance physique a sans doute aussi sa raison d’être. C’est un avertissement que la nature nous donne et sans lequel nous serions à la merci de toutes les influences extérieures, de toutes les agressions. C’est également la punition de nos imprudences et de nos excès, et sous ce rapport encore elle nous rend des services ; mais cela n’est vrai que de la douleur normale, telle que la conçoit la physiologie, telle que les philosophes se la figurent ; cela ne

  1. Le terme moyen de la vie humaine, qui était de vingt-huit ans à la fin du siècle dernier, dépasse quarante aujourd’hui.