Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/876

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

couleurs et des formes, gêné qu’il était par sa lourdeur native, par son défaut de science, surtout par l’impossibilité de fermer l’oreille à l’incessante musique de ses vagues émotions. De là les défauts et les précieuses qualités de ces maîtres allemands. En voulant reproduire la réalité, ils la déformaient ; ils donnaient à leurs personnages des formes et des mouvemens impossibles. Mais par ces formes et ces mouvemens, ils traduisaient à leur insu leurs émotions intérieures. Et au lieu des habiles et froides peintures réalistes de leurs maîtres de Bruges, de Gand et de Bruxelles, ils peignaient malgré eux des tableaux de pure fantaisie, souvent informes et poussés à la caricature, souvent si naïfs, si ingénieux, si touchans, qu’il leur manque seulement, pour être des chefs-d’œuvre, un léger rayon de beauté plastique.

Ce rayon de beauté plastique, un seul maître, durant tout le XVe siècle, a su le saisir et le fixer dans son œuvre. Celui-là est, à notre sens, bien plus que durer et que Holbein, le plus grand peintre de l’Allemagne. C’est Etienne Lochner[1], né vers 1380, aux environs de Constance, mais qui a vécu à Cologne et y est mort en 1452.

La première peinture que nous possédions de Lochner est la vierge au voile du Petit Musée de Cologne, datant sans doute de 1410. C’est encore un tableau de l’ancienne école : membres fluets et inertes, épaules tombantes, mains trop effilées, yeux enfoncés et paupières à demi baissées ; seul, l’ovale du visage a pris un peu de plénitude. Mais comme il a les défauts de la vieille manière de Cologne, le tableau de Lochner en a le charme profond et mystérieux. La vierge est un être irréel, mais tout empreint d’une naïve beauté. Et cette beauté devient encore plus idéale, plus éloignée de toute réalité terrestre, et en même temps plus pure, dans deux tableaux d’une date postérieure : la Vierge au buisson de roses, de Cologne, et la Vierge entourée d’anges musiciens, de Munich. Nous ne connaissons pas de peinture qui égale la grâce de ces formes délicates et souriantes, de ces divines figures de jeunes filles, rayonnant parmi leur merveilleux encadrement de fleurs et de verdure. Avant de se modifier, l’art créé par le vieux Guillaume a réalisé dans ces deux tableaux sa perfection suprême. Tout y est Irais, léger, harmonieux ; et d’adorables petits anges, voletant de tous côtés, contribuent encore à entourer la mère de Dieu d’une atmosphère appropriée à sa beauté surnaturelle.

Entre le temps où il peignait ces deux tableaux et celui où il

  1. Voir sur Lochner et l’école de Cologne au XVe siècle : Hotho, Die Malerschule Huberts van Eyck nebst Deutschen Vorgängern und Zeitgenossen, Berlin, 1855 ; et Scheibler : Meister und Werke der Kölner Malerschule von 1450 bis 1500, Bonn, 1880.