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favorise l’insuffisance du langage par la coquetterie trop facile des assimilations arbitraires.

À propos du bouddhisme, les grands mots d’athéisme, de pessimisme, reviennent sans cesse. Est-ce à tort ? Assurément non, à condition que l’on marque soigneusement les nuances. Une certaine vue pessimiste pénètre évidemment le bouddhisme ; encore sa défiance des sens, ses conseils de détachement, se retrouvent-ils dans d’autres religions, où l’on ne souligne pas ce caractère avec tant d’insistance. Le trait, du reste, est beaucoup plus « indien » qu’il n’est spécialement bouddhique. Oui, dans notre logique, le bouddhisme aboutit à une doctrine athée ; il ne faudrait pourtant pas croire qu’un bouddhiste ressemble de si près à un athée de notre temps. L’Indou est fort rebelle à l’athéisme. Prompt à transfigurer les objets de son admiration, il divinisera sous nos yeux quelque saint problématique, au besoin quelque officier anglais entouré d’un prestige exceptionnel ; comment, bouddhiste, se serait-il senti sans dieu avec ce panthéon, subalterne mais infini, qu’il acceptait des mains de la tradition ? avec ce saint Docteur à la sagesse infaillible qu’il suivait par-delà la tombe de la dévotion la plus attendrie ? l’athéisme enfin peut être ici une conséquence logique ; ce n’est pas une notion consciente, un sentiment actuel. Évidemment, le nirvana, l’extinction finale, flotte comme un idéal lointain, devant les nouveaux convertis : c’est une notion traditionnelle acceptée de tout temps ; mais ils n’ont nul souci d’en analyser la signification précise ; c’est le ciel qu’Açoka fait envisager aux fidèles, le Svarga, avec ses avantages tangibles et ses plaisirs médiocrement quintessenciés.

Un texte canonique du bouddhisme cinghalais[1] semble garder le souvenir présent de cet état des esprits. Le moine Mâloukya s’approche un jour du Bouddha ; il s’étonne que l’enseignement laisse sans réponse les questions les plus importantes et les plus obscures. L’univers est-il éternel ou limité dans le temps ? Le Bouddha parfaitement accompli vit-il par-delà la mort ou cesse-t-il de vivre ? Il déclare qu’il est venu vers le Maître pour le questionner sur ces doutes. Que le Bouddha daigne répondre s’il le peut. « Mais quand il est interrogé sur des choses qu’il ignore, un honnête homme répond : « Je ne sais pas cela. » Que répond le Bouddha ? « Que t’ai-je dit autrefois, Mâloukyapoutta ? Ai-je dit : « Viens, et sois mon disciple ; je t’enseignerai si l’univers est éternel ou non, si l’univers est limité ou infini, si la force vitale est identique au corps ou en est distincte, si le Bouddha parfait continue ou non de vivre après la mort, s’il continue à la fois et ne continue pas de vivre,

  1. Je l’emprunte au livre de M. Oldenberg, Buddha, p. 281 et suiv.