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affreux : « Heureuse l’Amérique, écrit-il à Washington, gouvernée par la raison, par la loi, par l’homme qu’elle aime, que presque elle adore. » Le bruit se répandit en Angleterre que Morris était tombé sous le couteau de la guillotine. Il écrit à son frère que cette nouvelle manquait de vérité « au moment de sa publication. » Son frère le conjura de donner sa démission, de partir. Il ne le peut, il lui faut la permission du président et le danger même qu’il court le retient.

Le 28 mars 1793, il fut arrêté dans la rue et conduit à la section de la butte des Moulins, parce qu’il n’avait pas de carte civique. Il fut immédiatement mis en liberté, mais il eut à subir une visite domiciliaire. Le même jour il réclama auprès de M. Lebrun et demanda un passeport à l’intérieur. Il alla s’établir à la campagne, aux environs de Paris, à Seine-Port (l’éditeur écrit Sain-port ; son livre fourmille d’erreurs de nom, parfois impardonnables). A quelques lieues de Paris, du Paris de la Terreur, il vit faire des processions pour obtenir du bon Dieu de la pluie. Les révolutions passent au-dessus des champs, comme les tempêtes au-dessus des profondeurs de la mer.

Le gouvernement français avait demandé son rappel, aussitôt après que Washington eut demandé le rappel de Genet ; on l’accusait de travailler à la contre-révolution ; ses lettres aux amis qu’il avait encore en France étaient ouvertes. Les lettres chiffrées étaient toujours interceptées. Peu avant l’exécution de la reine, Morris retourna à Paris ; il écrivait le 18 octobre à Washington : « La reine a été exécutée avant-hier. Insultée pendant son procès et à ses derniers momens, elle s’est conduite jusqu’au bout avec la plus grande dignité. Cette exécution donnera, je pense, aux hostilités futures une couleur plus sombre, et unira plus intimement les puissances alliées… Quel que soit le sort de la France dans un avenir éloigné et laissant de côté les événemens militaires, il semble évident qu’elle sera bientôt gouvernée par un simple despote. On ne peut déterminer encore si elle arrivera à ce point par l’intermédiaire d’un triumvirat ou d’un petit groupe. Il me semble probable que oui. Une grande et horrible crise est en préparation. On médite des coups qui plongeront dans la douleur et dans l’horreur un pays coupable. Déjà les prisons sont remplies de personnes qui se considèrent comme des victimes. La nature se révolte et j’espère encore qu’on ne fait circuler ces idées que pour inspirer la terreur. » Au printemps de 1794, il se rendit de nouveau dans sa petite retraite de Seine-Port ; depuis six mois il ne recevait plus de dépêches de son gouvernement. Il voyait rarement les journaux étrangers. Il avait mis Washington bien à l’aise, en lui demandant de le remplacer si on le croyait utile. Il lui avait prédit la chute de