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Danton. « C’est chose singulière que quatre années de convulsions chez un peuple de 24 millions n’aient fait surgir personne, ni dans la vie civile ni dans les armées, capable de porter le bonnet tressé par la fortune. » Les paroles de Danton devant le tribunal révolutionnaire lui rappellent celles que Shakspeare met dans la bouche de Macbeth. « Nous apprenons aux autres des maximes sanglantes qui, une fois apprises, se retournent contre leur inventeur ; la justice ramène les ingrédiens de notre coupe empoisonnée à nos propres lèvres. » « Dieu sait, ajoute Morris, qui sera le premier à boire à cette coupe ; mais ce n’est pas la liqueur qui manque. » Mme de Lafayette avait été amenée à Paris, où elle attendait son jugement. Aussitôt que Morris la sut en prison, il écrivit une lettre éloquente au commissaire des relations extérieures pour intercéder, non comme ministre, mais comme citoyen américain, en sa faveur.


III

Au mois d’août 1794, Morris fut délivré ; on lui avait envoyé un successeur, M. Monroë, qu’il se hâta d’installer, il fit partir de France pour les États-Unis tout ce qu’il possédait en France, livres, vins, meubles, linge, argenterie, voitures. Dans sa cave, il y avait du tokay impérial, cacheté au double aigle autrichien, un présent de Marie-Thérèse à Marie-Antoinette ; pendant la Terreur, Morris l’avait acheté chez un épicier, au prix de 25 sous la bouteille. La dernière bouteille ne fut bue qu’en 1848, à New-York, dans un repas de noces.

Il quitta Paris le 14 octobre 1794 ; la France à laquelle il disait adieu n’était plus celle qu’il avait connue et tant aimée ; cette société frivole, légère, charmante, qui l’avait si bien accueilli, où il avait si facilement trouvé sa place, avait disparu ; il semblait que rien ne restât de cette France ancienne, dont Morris avait tout aimé, les défauts autant que les vertus ; car c’est là ce qui donne à ses jugemens et à son témoignage une valeur particulière. Il ne s’érige point en sage, en moraliste, il est homme, mais il est humain, et les crimes accomplis par un peuple qu’il croyait généreux le révoltent ; il ne comprend pas que pour faire triompher des principes abstraits, il soit nécessaire de se plonger dans le sang des innocens, des vieillards et des femmes. Il adore la France, mais son bon sens anglo-saxon le défend contre les utopies, les rêveries, les faiseurs de constitutions ineptes ; dès le premier jour il voit clair ; homme d’affaires et d’esprit pratique, il sait ce que coûteront à la France l’ignorance financière, le mépris des engagemens pris par le passé, la fureur révolutionnaire. Il y a comme un sentiment