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eux, point de communications avec l’extérieur ; point d’autres livres que ceux qui étaient fournis par le commandant du château, pas même la liberté complète d’écrire. On comptait les feuilles de papier qui leur étaient remises et qu’ils devaient représenter après les avoir remplies. Là, comme partout, Mirabeau réussit à obtenir les adoucissemens qui se conciliaient avec le régime général de la prison. On le laissa d’abord passer quelques heures, puis la plus grande partie de la journée hors de sa cellule, dans les jardins intérieurs du donjon ou dans les galeries de l’enceinte. Il lui arriva même d’échanger quelques mots avec les habitans du château et d’attirer sous sa fenêtre par des chansons qu’il chantait fort bien un petit cercle de curieux. Mais il ne lui fut pas permis de sortir une seule fois, de respirer l’air du dehors, de recevoir la visite de ses parens ou de ses amis[1].

C’était l’isolement et la claustration à l’âge où l’homme a le plus besoin de dépenser son activité physique et son activité intellectuelle. Qu’on songe aux horreurs de la réclusion pour ce corps d’athlète, pour cette imagination ardente, pour cet esprit toujours en mouvement. Une constitution moins robuste, une âme moins forte, eussent fléchi dans cette épreuve. Il semble, au contraire, que le prisonnier se soit raidi contre le malheur de toute l’énergie de sa volonté. Non seulement il ne sortit pas de Vincennes amoindri, mais il y avait fortifié son intelligence par la méditation, rassemblé ses forces pour les luttes de la vie. Comme les natures vigoureuses, au lieu de plier sous la contrainte, il se redressa plus hardi et plus redoutable que jamais. Ni dans ces années de solitude, ni dans la période précédente, il ne ménagea son père, dont il avait tant de motifs de maudire la sévérité. Il lui devait cependant sans s’en douter quelque reconnaissance ; c’est de lui qu’il tenait l’habitude et la puissance du travail. Le marquis avait noirci, sans se lasser, des milliers de feuilles de papier ; son fils était de la même trempe. Enfermé entre quatre murs, sevré de tous les plaisirs et de toutes les affections, Mirabeau fut sauvé du désespoir par son goût pour l’écriture. La nomenclature de tout ce qu’il composa à Vincennes effraie l’imagination. D’abord il écrivait à Mme de Monnier, en caractères très serrés pour économiser le papier distribué aux prisonniers, une ou deux lettres par jour. Celles qui ont été publiées par Manuel ne donnent qu’une idée fort incomplète de cette correspondance. C’étaient, nous l’avons dit, des pièces, en quelque sorte, officielles, destinées à être lues par le lieutenant de

  1. Une exception paraît avoir été faite vers la fin pour Dupont de Nemours, qui venait voir le prisonnier de la part de son père.