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la composition se laisse aisément apercevoir au milieu de beaucoup de gaucheries et d’inexpériences. Malgré la rareté de ces informations, nous avons cependant un moyen indirect de nous le représenter assez exactement dans ce rôle de condottiere chrétien. Son contemporain Chaucer, qui, de tous les hommes du xiv6 siècle, fut peut-être le mieux renseigné sur les trois littératures européennes de l’époque (France, Angleterre, Italie), avait certainement lu son livre lorsqu’il écrivit les Contes de Cantorbéry qu’on ne peut placer avant 1382, et il n’y a pas grande témérité à supposer qu’il a pu y puiser quelques-uns des principaux traits du plus noble de ses pèlerins, le chevalier qui ouvre la série de ses contes par l’admirable histoire d’Arcite et Palémon.


Il y avait un chevalier, un très digne homme qui, du premier jour où il monta en selle, aima la chevalerie, la vérité et l’honneur, la liberté et la courtoisie,.. il avait voyagé aussi loin qu’aucun homme vivant tant en pays chrétien qu’en terre païenne, et toujours honoré pour sa parfaite noblesse. Il était à Alexandrie lorsque la ville fut emportée ; bien souvent il avait tenu le haut bout de la table en Prusse avant les hommes de toute autre nation, et nul chrétien de sa condition n’avait si souvent voyagé en Lithuanie et en Russie. Dans le royaume de Grenade, il avait assisté au siège d’Algésiras,.. il était à Layaz et à Satalie, lorsque ces villes furent emportées, et dans les mers de Grèce il avait fait partie de plus d’une noble armée. Il avait pris part à quinze batailles meurtrières. Il avait combattu pour notre foi à Tramissene dans trois passes d’armes, et il avait toujours tué son adversaire. Ce digne chevalier avait aussi vécu quelque temps auprès du seigneur de Palatie, encore un autre païen de Turquie, et toujours tenu en souveraine estime. En même temps qu’il était vaillant il était sage, et dans sa façon d’être aussi doux qu’une fille ; jamais dans sa vie il ne dit chose vilaine et malséante à son rang. C’était enfin un parfait gentil chevalier,.. il était récemment revenu de ses voyages, et il s’était mis en route pour accomplir son pèlerinage.


Voilà bien sir John Maundeville, tel qu’il se présente à nous, à la fois pieux et aventureux, passant partout sans périls, grâce sans doute à son bon renom, s’introduisant auprès des grands de toutes ces contrées lointaines, et, à coup sûr, le chevalier de Chaucer n’avait pas parcouru plus de pays qu’il ne prétend on avoir traversés. Toute supposition mise à part, le portrait peut être tenu en un certain sens pour celui de notre voyageur, car ce n’est certainement pas une exception que Chaucer a voulu peindre dans son chevalier, et ce portrait prouve que de tels caractères étaient fréquens au