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XIVe siècle. Si donc Chaucer n’a pas peint l’individu nommé Manndeville, il a peint le genre dans lequel il rentrait. Un des bons commentateurs de Chaucer, Tyrwhitt, s’étonne que le poète ait fait venir son chevalier d’Alexandrie et de Lithuanie plutôt que de Crécy et de Poitiers : « Cela ne peut s’expliquer, dit-il, qu’en supposant qu’à cette époque le moindre service contre les infidèles était estimé plus haut que les plus splendides victoires remportées sur des chrétiens.  » Si l’érudit Tyrwhitt s’était mieux rappelé Maundeville, il se serait dispensé de poser cette question singulière, car le voyageur y a répondu dans la préface de son livre exactement par la raison que suppose le commentateur. Nous avons dit qu’il déplore ouvertement que les princes chrétiens entreprennent de se voler leurs héritages au lieu de conquérir cette terre sainte qui est l’héritage commun des chrétiens. Et puis, piété à part, il n’y avait pas assez longtemps que les croisades avaient cessé pour que les guerres en pays infidèle ne fussent pas restées les guerres par excellence pour toutes les imaginations aventureuses. Or ces imaginations devaient être fort nombreuses et fort inquiètes à ce moment du siècle où Manndeville partait d’Angleterre. Dix ans, en effet, ne s’étaient pas écoulés depuis qu’avait péri cet illustre et puissant ordre du Temple, qui, pendant deux siècles, avait englobé dans ses rangs tout ce que l’humanité chrétienne contenait d’aventuriers dans la meilleure et dans la pire acception du mot. Cette disposition éternelle de la nature humaine avait-elle donc disparu tout à coup avec le bûcher de Jacques Molay ? Et, si elle n’avait pas disparu, comment pouvait-elle trouver satisfaction si celui qu’elle tourmentait n’allait pas guerroyer avec quelque Lusignan de Chypre ou prendre part avec les chevaliers teutoniques à quelque expédition contre les païens du Nord.

Il y a vraiment beaucoup de choses chez sir John Manndeville. Si le coureur d’aventures ne craint pas de se commettre avec les princes musulmans ou païens, en revanche le pèlerin est sincèrement chrétien, et bien de son époque. Il en représente, avec une ardeur qui atteint souvent presque l’éloquence, un des sentimens les plus élevés. Ce sentiment, qui parcourt tout le XIVe siècle comme une plainte étouffée, condamnée à rester sans écho, mais auquel tel illustre d’alors, un Pétrarque par exemple, n’a pas dédaigné, à certains jours, de prêter sa voix, c’est le regret qu’inspire la cessation des croisades et l’espérance de les Voir renaître. Tout autre emploi de l’ardeur belliqueuse et des talens militaires semble illégitime à Maundeville, et il considère comme fratricides les guerres que se font les princes chrétiens, oublieux de la foi qu’ils professent. Il s’afflige cependant plus qu’il ne s’étonne, puisque le