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direz-vous, rien que de naturel ; le conte de Sindbad le marin est un conte de voyages, et c’est pourquoi les mêmes aventures se rencontrent logiquement chez Manndeville qui est un voyageur. La réponse serait excellente, s’il ne se trouvait chez Manndeville certains passages qui offrent une ressemblance tellement étroite avec quelques parties du récit arabe, que c’est à croire qu’il les a pillées d’une manière ou d’une autre dans quelqu’une des premières rédactions de ce conte, ce qui s’expliquerait assez aisément d’ailleurs, s’il est vrai que son séjour en Égypte et en Syrie ait été aussi long qu’il le donne à penser. Puisqu’il a été accusé de compilation, en voilà un curieux exemple que les érudits n’ont, je crois, pas encore remarqué. Je me bornerai à deux de ces passages en laissant au lecteur l’amusement de chercher les passages correspondans dans le conte des Mille et une nuits, ce qui leur donnera sans doute envie de le relire et sera tout plaisir pour eux. Le premier se rapporte aux montagnes d’aimant qu’il place entre le Cathay et le royaume du prêtre Jean. « Quoiqu’on puisse avoir ces marchandises à bon compte dans l’île du prêtre Jean, les marchands craignent le long voyage et les grands périls de la mer. Car en de nombreux endroits de la mer, il y a de grands rochers de pierre d’aimant, qui de sa nature attire le fer, et c’est pourquoi il n’y passe pas de navire qui ah d’attaches ou de clous en fer, et, s’il en passe, immédiatement les rochers d’aimant les attirent, si bien qu’ils ne peuvent plus s’en délivrer. J’ai moi-même vu un soir dans la mer comme une grande île pleine d’arbres et de buissons, d’épines et de bruyères en grande quantité, et les matelots nous dirent que tout cela venait des vaisseaux attirés par l’aimant à cause du fer qu’ils contenaient. De la décomposition de ces navires et des choses qu’ils renfermaient étaient nés ces buissons, épines, bruyères, herbes vertes, et autres choses semblables, et les mâts et voiles faisaient comme un bosquet ou un grand bois.  » L’autre passage, beaucoup plus curieux encore, se rapporte aux coutumes du royaume du prêtre Jean. « Lorsqu’il sort avec sa suite, on porte devant lui un vase d’or plein de terre, en signe que sa noblesse, et sa puissance et sa chair retourneront en poussière, et on porte aussi devant lui un vase d’argent, plein de beaux joyaux d’or et de pierres précieuses en signe de sa noblesse, de sa souveraineté et de son pouvoir.  » Cette fois, c’est textuellement, et presque mot pour mot ce que Sindbad nous raconte de son ami, le roi de Ceylan, toujours escorté de deux hérauts dont l’un crie : « le voilà, le possesseur de mille couronnes, plus grand que le roi Salomon et que le roi Mihrage ; et l’autre : le maître de tant de couronnes, il faudra qu’il meure, il faudra qu’il meure ! »